Le Bonheur
(Par Ernest Dhombres)
Je ne connais plus le bonheur (Lamentations 3.17)
Heureux, vous qui êtes pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez, parce que vous serez dans la joie. Vous serez heureux lorsque les hommes vous haïront et vous diront des outrages. (Luc 6.20-23)
Ce n'est pas sans surprise que j'ai constaté que le mot bonheur se trouve rarement dans la Bible.
Je ne l'ai rencontré, au moins dans son sens général, qu'au livre le plus poignant des Ecritures, les Lamentations de Jérémie ; encore n'y est-il que d'une manière négative :
« Je ne connais plus le bonheur. »
Serait-ce parce que cette réalité, trop belle pour notre pauvre terre, n'appartient qu'à un paradis retrouvé ?
D'autre part, si ce mot n'est pas dans nos pages sacrées, la chose s'y trouve ; mais elle n'exprime guère ce que nous décorons du nom de bonheur.
Que dirions-nous d'un ascète, d'un cénobite, ou d'un nouveau Jean-Baptiste qui viendrait nous proclamer cette doctrine étrange : Heureux les pauvres, heureux les affligés ; heureux ceux qui sont outragés et haïs ?...
On le prendrait pour un illuminé, pour un pauvre fou, auquel il faudrait conseiller de retourner à ses jeûnes et à ses prières au désert...
C'est là pourtant ce que Jésus est venu enseigner au monde, il y a dix-neuf siècles.
Or, par ce paradoxe -- si c'est vraiment un paradoxe -- il a marqué que le bonheur n'est nullement dans les choses extérieures de la vie, mais dans tel état d'âme qui domine les vicissitudes de la vie.
Eh bien, emparons-nous de la pensée de Jésus-Christ pour déterminer le vrai sens du mot bonheur, diamétralement opposé à celui que lui donne le monde.
Je crois qu'il nous sera facile de constater que le bonheur des mondains aboutit à une faillite, tandis que celui des chrétiens est une admirable réalité, au sein même de l'infortune.
Vous l'avouerai-je ? En étudiant le sujet du bonheur, je me suis senti gagné par une invincible mélancolie.
Et tout d'abord, ma pensée s'est portée vers ces millions d'êtres humains qui ne connaissent que la souffrance et les privations.
Dominés par les rudes nécessités de l'existence, ce ne sont pas eux qui ont le loisir de s'abandonner à des dissertations sur ce sujet.
Ils livrent l'inexorable combat pour la vie, du matin au soir, et ce combat devient chaque jour plus âpre et plus violent.
D'autre part, j'ai constaté que l'idée du bonheur s'est singulièrement abaissée en cette fin de siècle.
Elle pourrait tenir, au moins pour le grand nombre, dans cette formule brutale : être riche ou le devenir.
La passion de l'argent s'affirme de plus en plus avec cynisme.
La fortune -- la seule royauté aujourd'hui debout -- confère tous les privilèges et reçoit tous les hommages.
On est un homme riche, on est quelqu'un, on n'a que pauvreté ou fortune médiocre, on ne compte pas...
De là, les ambitions effrénées qui s'éveillent et qui, plus d'une fois, conduisent au crime.
Le métal tant convoité qui s'appelle l'or, miroite devant toutes les imaginations et leur donne le vertige.
C'est la sirène moderne qui attire et ensevelit dans ses abîmes toutes les nobles aspirations, tous les généreux sentiments.
Vous savez bien que je n'invente pas...
La spéculation, le cours de la rente, les fluctuations de la Bourse, constituent aujourd'hui les ressorts de la vie moderne.
Là se concentrent les combinaisons habiles des gens d'affaires ; là se trouvent les grandes émotions des jours de crise : joie ou stupeur, et quelquefois, les suicides...
Pourquoi cet affolement, cette fièvre de devenir riche, non par un labeur consciencieux, mais tout de suite ?
Oh, c'est bien simple ! Autrefois, nos ancêtres avaient la passion d'amasser ; aujourd'hui, nos contemporains ont celle de jouir.
Et pour jouir, il faut être les esclaves de cet adversaire moderne de nos âmes, le roi de l'or qui, plus cruel que les tyrans de l'antiquité, imprime au front de ses victimes ces deux flétrissures : l'égoïsme et le matérialisme.
Certes, nous ne faisons pas ici un procès à la richesse en général, ni aux riches chrétiens, fidèles dispensateurs des biens que Dieu leur prête ; mais nous marquons quelques-uns des traits de notre société moderne.
Eh bien, n'est-il pas vrai que jouirest en ce moment l'idéal de vie du grand nombre ?
Epicuriens, matérialistes pratiques, hommes, femmes, jeunes gens mondains, tous sont affolés de plaisirs jusqu'à la démence.
Ils se poursuivent, se heurtent, se bousculent pour avoir le premier rang sur cette arène, où le triomphe est fascinateur.
Et pour obtenir ce rang si envié, ne faut-il pas se livrer aux hasards de la spéculation, c'est à dire, s'exposer aux pires catastrophes ?
Ces bonheurs-là me causent autant de pitié que de stupeur...
Encore, n'en voyons-nous que le côté extérieur, que le décor brillant.
Mais les dessous ?
Avons-nous pensé à ce qui se dissimule de convoitises dans ces âmes vouées au culte du plaisir, du succès, de la vanité et des sens ?
Pour les satisfaire, ces convoitises, avons-nous pensé aux infamies, petites ou grandes, qu'il faut commettre ?
Savons-nous les basses envies, les noires jalousies que recèlent ces cœurs de mondains et de mondaines ?
Que de perfidies secrètes, de calomnies insidieuses contre des rivaux qu'il faut perdre !
Que de pactes indignes, tolérés peut-être par la morale des affaires, mais hautement désavoués par l'honneur !
Que de moyens délictueux, de trahisons, de menées ténébreuses, pour s'emparer de toutes les aises, de tout le luxe, de tout le pouvoir que confère la grande fortune, sans nul souci des victimes qu'on fait et des ruines qu'on amasse sur son chemin...
Oh ! je vous en prie, ne profanons pas le nom de bonheur en le donnant à ces satisfactions mauvaises, à ces réussites fatales, à ces triomphes insolents dont pourraient se glorifier non des hommes, mais des démons...
Poursuivons cette analyse et voyons si le bonheur ne se trouve pas dans une sphère plus haute.
C'est une belle chose que la contemplation de la nature.
Dieu a mis à profusion sur la terre les spectacles les plus magnifiques pour le plaisir de nos yeux et la joie de nos cœurs.
Il y a aussi de nobles jouissances, bien au-dessus des satisfactions vulgaires, dans l'étude des questions littéraires et scientifiques, dans la culture de l'art et de la poésie, dans les travaux de la pensée, dans la vue d'un tableau où le génie de l'artiste a fixé le reflet d'une beauté supérieure, comme aussi dans l'audition d'un poème symphonique tout pénétré de larmes et de suaves harmonies.
Notre âme vibre alors comme sous un souffle venu d'en haut, et ce frémissement est l'une de nos plus pures jouissances.
Toutefois nous ne pouvons prêter à ces satisfactions passagères, qui ne sont que l'agrément de la vie, le sens élevé du mot : bonheur.
C'est aussi une belle chose que la famille et ses tendres relations.
Vous qui les possédez, vous savez qu'elles sont bien près de réaliser le paradis sur la terre, et je ne m'arrête pas à vous les décrire.
Que de joies intimes dont vous gardez le souvenir dans vos cœurs comme on garde de saintes reliques !
Des joies, des bonheurs, ai-je dit !
Moments délicieux, heures bénies, jours ineffables !
Mais enfin, des moments, des heures, des jours, qui ne sont ni toute la vie, ni tout le bonheur !
En effet, vous savez bien que, le plus souvent, un ver caché gâte nos meilleures satisfactions : nous avons un aimable cercle de famille, et notre santé altérée nous empêche d'en jouir ; nous possédons tel bien auquel nous attachons peu de prix, et nous en désirons avec ardeur tel autre qui nous est obstinément refusé.
Toujours quelque chose d'incomplet, d'inachevé, de décevant, dans la destinée humaine et qui ne va pas sans mélancolie...
Puis, les points noirs à l'horizon, les mille soucis dont la vie est faite ; puis, l'imprévu, peut-être la gêne, une intelligence obscure, une infirmité menaçante, une carrière brisée ?...
Qui peut dire la variété des blessures que nous fait la vie ?
Elle serait inépuisable, la nomenclature de nos peines connues ou secrètes.
D'ailleurs, ce bonheur domestique qui nous est si cher même traversé par des épreuves, il en est beaucoup qui ne l'ont jamais goûté et qui se contenteraient, pour rassasier leur faim, des miettes tombées de notre table.
Que d'unions conjugales d'où sont bannies la confiance et l'affection !
Que de promesses de bonheur ont échoué sur la lande stérile de l'indifférence, et même de la répulsion !...
Et pour ceux qui aiment véritablement, leur félicité n'est-elle pas toujours menacée par l'instabilité des choses humaines ?
Ils vivent au sein des plus pures jouissances ; on les envie !
Attendez...Un lendemain mystérieux, tragique, les guette ; il va tout emporter au fond de l'abîme, comme ce cyclone qui engloutit une île dans les profondeurs de l'océan...
Oui, toujours et pour tous, l'inéluctable réalité de la mort et du sépulcre.
Pessimisme navrant ! S'écrieront peut être quelques-uns :
« Vous assombrissez le tableau comme à plaisir. Vous oubliez qu'après tout, dans la vie, la somme des biens l'emporte sur celle des maux. »
Soit ! Je n'ai aucun goût pour une mélancolie de convention ni pour un dénigrement systématique de la destinée humaine ; je ne suis touché ni par les plaintives élégies des Werther et des René, ni par les désenchantements plus modernes de notre littérature dont le pessimisme marche de pair avec le sensualisme et la luxure...
Oh ! Pourquoi, sans le voir et comprendre, éteignez vous toutes les belles lumières du passé de notre France : foi, vertus domestiques, amour chevaleresque, généreux patriotisme, jeune enthousiasme pour tout ce qui est noble et grand !
Mais si je suis un ennemi déclaré du pessimisme, je n'ai aucun goût pour cet optimisme frivole et raffiné qui regarde avec un inexplicable désintéressement la vie comme un spectacle où la douleur et le crime ont leur place et leur rôle pour relever la monotonie de la scène.
Non, ne jouons ni au rire ni aux larmes.
Point de fiction, point de roman, mais le vrai dans la chaire chrétienne.
Eh bien, le vrai, c'est qu'il y a un fardeau de douleur qui pèse sur l'existence humaine.
Si vous me reprocheriez d'être pessimiste, n'en avez-vous jamais senti le poids ? Etes-vous satisfaits ?
Vous n'avez donc ni souffert, ni vu souffrir ?
Votre cœur est-il si bien fermé que le cri des misères humaines ne soit point parvenu à troubler sa quiétude ?
Il est vrai, qu’il plus rassurant de voir que l'on s'amuse et que, dans les rues, sur les places publiques, les visages sont épanouis et joyeux.
Mais si c’est cela qui vous rassure, alors c’est précisément ce qui m'effraie.
Est-ce que la joie vulgaire et la gaieté banale n'augmentent pas à mesure qu'on descend les degrés de la vie de l'âme ?
Est-ce que ce n'est pas une vérité démontrée qu'on souffre moins dans la proportion où l'on s'abaisse davantage, et que mettre son cœur au niveau de la vie est la sagesse de ceux qui suicident leur être moral, en sorte qu'on en vient à ne plus souffrir du tout, comme ces Romains de la décadence qui ne demandaient à leurs maîtres que du pain et des jeux...
Mais nous n'en sommes pas encore à cette chute irrémédiable.
Si la joie est sur les visages, c'est souvent un masque ; tout est tragique au fond des cœurs !
Comme je le disais, jamais le combat pour la vie ne fut plus meurtrier.
Sur notre planète, devenue trop étroite, se déploie un vaste champ de bataille où il y a des vainqueurs qui triomphent insolemment, et des vaincus qui jonchent le sol...
Toujours l'alternative de devenir oppresseur si l'on ne veut être victime.
Oh ! Dites, est-ce là le bonheur ?
Serions nous assez superficiels pour ne voir, pour n'entendre que les éclats de joie bruyante de nos grandes villes ?
Eh bien, écartons les murs de ces milliers de maisons de nos faubourgs, et nous verrons...
Ici, des mansardes où suinte la fièvre, un air fétide, des haillons, des êtres qui maudissent, qui blasphèment, qui montrent le poing à la destinée : là, des enfants pâles qui ont froid et faim ; des ouvrières livrées à la déchéance ou qui meurent de consomption pour rester honnêtes ; des femmes qui attendent avec terreur, le soir, leurs maris portant au foyer l'horrible férocité de l'alcool...
Dites, ces drames de tous les jours, de tous les instants, n'ont-ils pas le pouvoir de faire cesser votre tranquille optimisme ?
Et les hommes du monde gorgés d'or et de plaisirs, oh ! Ceux-là, vous les croyez heureux !
Eh bien, détrompez-vous.
Oui, s'ils n'avaient pas une âme immortelle qui les distinguât de la brute et s'ils n'avaient qu'à dire à leurs sens : mangez, buvez, rassasiez-vous !
Oui, s'ils pouvaient être toujours jeunes, toujours dominateurs, s'ils n'avaient pas à compter avec les rides du visage, les maladies, les infirmités, la vieillesse, la mort...
Voilà, pour beaucoup, ils ont commis cette forfaiture de vivre pour eux-mêmes, et ils se sont détachés sans le connaître, de Dieu et de leurs frères.
Pensées, affections, énergies du corps et de l'âme, ils ont tout placé à la banque désastreuse d'un monde qui passe.
Comme ils se sont affreusement trompés !
Eux qui n'aspiraient qu'à jouir, ils ne se sont préparés que la souffrance !
Eux qui n'estimaient que la richesse, ils n'ont en perspective que la pauvreté !
Ayons pitié d'eux : ils sont seuls avec leurs remords, et leur dernière heure est affreuse.
Tout leur échappe sur la terre et au ciel ; la mort les exproprie de tous les biens d'ici-bas, et ils n'ont rien là-haut.
Leur égoïsme fut un faux calcul, car l'égoïsme est une puissance de mort et un suicide...
Comprenez-vous maintenant la mélancolie dont je vous parlais en commençant ce discours ?
Nous avions voulu faire la revue de nos bonheurs, et voici, il se trouve que nous n'avons fait que celle de nos misères.
Ecoutez, mille ans avant notre ère, un désabusé, un grand roi :
« Quel avantage revient-il à l'homme de tout son travail ? J'ai appliqué mon cœur à rechercher par la sagesse tout ce qui se fait sous le soleil, et voilà, tout est vanité et rongement d'esprit. J'ai dit à mon cœur : Voyons, que je t'éprouve maintenant par la joie, et prends du bon temps. Et voici, même en riant, le cœur est triste et la joie finit par l'ennui. Je me suis bâti des maisons, j'ai planté des vignes et fait des réservoirs ; j'ai amassé de l'argent, de l'or, des pierreries... »
Et toujours le refrain sinistre :
« Vanité des vanités, tout est vanité. »
Et trois mille ans après, un poète de notre siècle a fait écho au désabusé du livre de l'Ecclésiaste : même recherche fiévreuse de tous les biens terrestres, mêmes passions, mêmes dégoûts mêlés de sanglots, enfin, même jugement sur le bonheur :
Qui tout à coup se brise, et, perdus dans l'espace,
Nous laisse épouvantés d'avoir cru vivre heureux.
Et cependant, le besoin du bonheur est impérissable autant qu'universel.
Le cœur de l'homme, si fragile et si vaste, a des aspirations infinies ; il lui faut la plénitude de l'être.
Or, le christianisme n'a pu méconnaître ce besoin primordial de l'âme humaine.
L'homme transformé par la grâce sera nécessairement heureux.
C'est son droit, et c'est aussi son devoir.
Eh bien, pourquoi ne sommes-nous pas heureux ?
Je vais vous le dire : c'est que nous demandons le bonheur à ce qui ne peut nous le donner.
Cette soif qui est en nous, nous la dirigeons non vers les fontaines du ciel mais vers les sources inférieures de la terre qui ne font que l'irriter.
Il en doit être ainsi, car nous avons méconnu notre nature, étouffé ses nobles instincts, elle se venge en nous livrant au désenchantement, à la tristesse, à la souffrance incurable.
En effet, ce n'est pas avec ce qui est imparfait, borné, terrestre, qu'on satisfait des besoins infinis ; ce n'est pas avec les biens d'ici-bas qu'on peut remplir des cœurs faits pour les choses éternelles.
O vous qui vous plaignez de la vie, apprenez à souffrir de la misère des misères, le péché, votre péché !
O vous qui dissertez avec éloquence sur les déceptions, les contradictions et les désordres de ce monde, affligez-vous d'abord du désordre central qui est dans vos cœurs.
Il faut que vous en veniez à vous reconnaître non seulement malheureux, mais encore coupables ; alors, vous éprouverez une soif plus ardente que toutes vos autres soifs, celle du pardon et de la sainteté.
Vous ne pourrez plus vous en distraire, vous ne voudrez plus en chercher l'apaisement dans les joies terrestres ; vous irez, à deux genoux, les mains suppliantes, le demander à votre Dieu.
« Heureux l'homme dont l'iniquité est pardonnée et le péché couvert. »
Voilà le motif élevé du vrai bonheur, et voici sa source : le pardon de Dieu par Jésus-Christ.
« Le bonheur, a dit le grand Pascal, est en Dieu et en nous »,
Ce qui signifie : dans la communion rétablie entre Dieu et nous.
Si je ne vois plus Dieu entouré des éclairs du Sinaï qui épouvantent ma conscience, mais tout enveloppé de la miséricordieuse clémence du Calvaire, alors s'établit entre lui et moi une relation paternelle et filiale qui fait cesser la cause première de ma tristesse.
Je puis aimer le Dieu manifesté en Jésus-Christ, et dès lors, il devient celui qui remplit la capacité de mon cœur.
Il fallait à ce cœur inquiet, déçu par la vie, un objet plus grand que lui-même et que tout ce qui est terrestre, plus grand que mon attente et que tout ce qui passe.
Je l'ai trouvé !
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