« Or Jésus, étant ressuscité le matin du premier jour de la semaine, apparut premièrement à Marie-Magdeleine, de laquelle il avait chassé sept démons. » (MARC XVI, 9.)
(...) Ce devait être aussi, pensons-nous, une vie pleine d'intérêt et de mouvement, que celle de ces disciples et de ces femmes, compagnons assidus du Sauveur auditeurs de Ses Discours, témoins de Ses Oeuvres, spectateurs de Ses Prodiges.
Fort bien, s'ils l'eussent suivi dans l'esprit de ce peuple volage qui se pressait parfois sur les pas de Jésus-Christ pour n'en prendre que selon Son Attrait, un jour prêtant l'oreille au sermon de la montagne, un autre jour profitant de la multiplication des pains, ici assistant à la résurrection de Lazare, là attendant l'accueil fait à la prière de la Cananéenne, ou à la question des Pharisiens coalisés avec les Hérodiens.
Mais suivre Jésus, comme Marie - Magdeleine, jour après jour, dans toutes les situations, dans toutes les fatigues, dans toutes les douleurs, dans toutes les humiliations, dans toutes les réalités enfin de la vie de l'Homme-Dieu sur la terre ;
Le suivre, quand ses disciples n'avaient le loisir ni de se reposer, ni de manger (*21);
Le suivre, quand Ses Discours éloignaient de Lui tous ceux qu'une foi invincible n'enchaînait pas auprès de Sa Personne (*22);
Le suivre, quand ceux de Nazareth Le menaient au haut de leur montagne pour l'en précipiter (*23), ou quand ces Juifs tenaient déjà des pierres dans leurs mains pour Le lapider (*24);
Le suivre, quand on ne pouvait Le suivre qu'au péril de sa propre vie (*25),
Etait-ce aussi curieux, aussi nouveau, aussi entraînant selon nous ?
Ah ! Que nous nous connaissons mal nous-mêmes, ou que nous connaissons mal Le Fils de l'homme !
Que nous savons peu combien nous sommes asservis à nos habitudes, à nos aises, à notre bien-être, ou que nous savons peu combien Sa Vie, et la vie de ceux qui l'entouraient, était remplie de privations, d'amertumes, de périls !
Quand nous Lui aurions dit :
« Maître, je Te suivrai partout où Tu iras, »
Il nous eût répondu comme à ce disciple novice :
« Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (*26); »
Et qu'aurions-nous fait alors, nous que décourage parfois, souvent, la moindre peine, le moindre reproche, le moindre embarras à affronter pour le Saint Nom de Jésus ?
Mais au reste, à cette double épreuve du sacrifice pécuniaire et du sacrifice personnel, il s'enjoignait une troisième, plus redoutable encore peut-être, mais que je me borne à indiquer : celle de la sainteté.
La sainteté seule de Jésus devait suffire pour écarter une âme ordinaire, si elle n'était retenue, comme un Judas, par l'intérêt et par l'hypocrisie.
Avez-nous jamais songé à ce qu'il en coûte d'avoir constamment sous les yeux un parfait exemple de piété, de charité, d'humilité, de vie céleste, soit qu'on s'applique avec une noble ardeur à se régler sur ce modèle, ou qu'on se résigne lâchement à subir la censure incommode qu'on y trouve, comme Caïn dans les oeuvres bonnes de son frère ?
Mais, croyez-moi : on ne la subira pas longtemps ; si l'on ne tue pas comme un Caïn, on fuira du moins comme un Démas ; suivre Jésus, c'est s'engager tacitement à l'imiter.
Je ne parle point ici pour nous accabler : je ne veux que nous faire apprécier, par un contraste humiliant pour nous, tout ce que valait, tout ce que prouvait la fidélité de Marie-Magdeleine à suivre Jésus-Christ vivant.
Qu'est-ce donc qui la rendait capable de cette vie, dont nous serions, selon toute apparence, incapables ?
C'est qu'elle était cette femme de laquelle Jésus avait chassé sept démons.
En échange d'une telle délivrance, l'abandon de sa fortune, de son repos, de sa volonté, de sa vie même, si elle lui était demandée, ne lui semblait qu'un présent de vil prix.
Et nous, voilà ce qui nous manque : Jésus ne nous a pas délivrés de sept démons.
Que si nous souhaitons cependant une épreuve plus décisive pour le dévouement de Marie-Magdeleine, nous ne serons que trop tôt satisfaits.
Il est si vrai qu'il fallait aimer Jésus comme Marie-Magdeleine l'aimait, pour s'associer comme elle le faisait à sa vie, que nous allons voir la génération contemporaine importunée par cette vie si bienfaisante, mais si sainte, et tout occupée des moyens d'y mettre un terme.
A peine ce beau spectacle a-t-il commencé d'être donné au monde, que déjà Il va lui être enlevé : le Fils de l'homme est retranché de la terre des vivants (*27).
Le voici, en quelques jours, que dis-je ?
En quelques heures, trahi, arrêté, jugé, condamné, crucifié entre deux brigands.
« Il a été mis au rang des malfaiteurs (*28). »
Que devient alors Marie-Magdeleine ?
Hélas ! Il y a un moment de terreur panique (*29), où le vide se fait de toutes parts autour de « l'homme de douleurs (*30), » et où la terre entière l'abandonne (*31), souvenir à jamais humiliant pour la race humaine.
Toutefois, le premier coup de tonnerre passé, les plus fidèles, ou les moins infidèles, se rallient, mais avec quelle timidité !
Des deux seuls apôtres qui suivent Jésus (*32), l'un le renie, l'autre n'évite l'apostasie que par le silence ; pas une voix ne s'élève en faveur du Fils de l'homme livré aux mains des méchants.
Cependant un groupe de disciples, où les femmes dominent, suivent, en pleurant, Jésus au Calvaire ; et, après avoir peut-être envié secrètement à Simon de Cyrène le pesant fardeau dont on charge ses épaules, ils s'arrêtent, enchaînés sans doute par la crainte, et contemplent à distance la scène de la suprême douleur.
Marie-Magdeleine est dans ce groupe (*33).
Mais en voici quatre (*34), fidèles entre les fidèles, qui, s'enhardissant par degrés, percent enfin à grand'peine au travers de cette multitude curieuse, de ces pharisiens acharnés, de ces soldats romains cruellement empressés, de tous ces obstacles qui eussent rebuté dix fois un courage, disons mieux, un amour ordinaire, et ne s'arrêtent cette fois que parvenus au pied de la croix : Marie-Magdeleine est de ces quatre, qui donnent à Jésus la plus haute marque d'amour qu'il ait reçue durant « les jours de sa chair. »
Je ne crois pas dépasser la vérité en ajoutant que même entre ces quatre, l'amour de Marie-Magdeleine l'emporte par un certain côté, qui est proprement celui de l'Église.
C'est l'amour de Jésus-Christ tout pur, sans l'appui, ni le mélange, d'aucune affection particulière.
L'amour de Marie de Nazareth est l'amour d'une mère; l'amour de Jean, l'amour d'un apôtre intime; l'amour de Marie de Cléopas, l'amour d'une tante, et cette tante, la mère d'un apôtre (*35).
Mais l'amour de Marie-Magdeleine, sans parenté ni apostolat, c'est l'amour, non de tel ou tel disciple, non de telle ou telle catégorie de disciples, mais de l'Église tout entière pour son Sauveur crucifié.
Cet amour, Marie-Magdeleine le témoigne, non en apôtre, par une profession publique, telle que la fit autrefois Simon Pierre, mais en femme, par sa présence, par ses larmes, par sa sympathie.
Si Jésus souffre pour Marie-Magdeleine, Marie-Magdeleine souffre avec Jésus.
Mais cette sympathie, qui la dira ?
Je me plaignais tantôt que l'homme prétend lire dans le coeur de l'homme.
Au risque de me contredire, je me laisse aller moi-même à la tentation ; oui, je crois lire dans le coeur de Marie-Magdeleine, comme je lirais dans un livre ouvert.
Suite partie 3ème (Marie Magdeleine par Adolphe Monod)
Notes :
-21. Marc VI, 31.
-22. Jean VI, 67-69.
-23. Luc IV, 29.
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-24. Jean X, 31.
-25. Jean XI, 16.
-26. Luc IX, 57,58.
-27. Ésaïe LIII, 8.
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-28. Marc XV, 27, 28.
-29. Marc XIV, 50 - 52.
-30. Esaïe LIII, 3.
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-31. Jean XVI, 32.
-32. Jean XVIII, 13.
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-33. Matth. XXVII, 56; Marc XV, 40; Luc XXIII, 49.
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-34. Auxquels Olshausen et d'autres en ajoutent une cinquième, Salomé, d'après Matth. XXVII, 56, et Marc XV, 40; mais Jean XIX, 25, est contraire à cette supposition.
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-35. Jacques le Mineur, Marc, XV, 40.
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