LA PECCADILLE D'ADAM
Par Adolphe Monod,
Les Vertus du légalisme et de la suffisance
« O Dieu ! je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, ravisseurs, injustes, adultères, ni même cet homme ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » (Luc XVIII, 11, 12.)
La prière de cet homme nous fait connaître qu'il était satisfait de lui-même ; et cette satisfaction tenait à l'opinion qu'il avait tant de ses péchés que de ses vertus.
Des péchés, il n'en découvre dans sa vie que de pardonnables, et il se félicite d'être exempt des grands désordres qui ont cours dans le monde :
« Je ne suis point comme le reste des hommes, injustes, ravisseurs, adultères, ni même comme cet homme. »
Mais ses vertus sont des plus agréables à Dieu et des plus utiles au prochain :
« Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. »
Avec de si petits péchés et de si grandes vertus, il est moins digne, pense-t-il, de châtiment que de récompense, et n'a rien à redouter de la justice divine.
Le monde, l'Église, sont remplis de gens qui jugent d'eux-mêmes exactement comme ce pharisien de la parabole, et c'est surtout à cette cause qu'il faut attribuer la stérilité de notre ministère.
Quand nous déclarons à des hommes de ce caractère qu'ils sont « injustes, plongés dans le mal, haïssables, ennemis de Dieu, » ils nous taxent d'exagération.
De telles accusations ne sauraient s'appliquer à eux, et ne leur paraissent méritées que de ces membres tarés de la société qui s'abandonnent sans frein à leurs mauvaises convoitises, des libertins, des voleurs, des faussaires.
Quand nous leur déclarons encore « qu'il n'habite en eux aucun bien », qu'il n'y a « pas un article entre mille » sur lequel ils puissent répondre, qu'il n'y a point de juste, qu'il n'y a personne « qui fasse le bien, non, pas même un seul, » nouvelle exagération, à leur avis.
Ils ne sont pas parfaits à la vérité, mais ils possèdent pourtant des vertus réelles et estimables que la justice de Dieu ne lui permet pas de méconnaître.
Dès lors, ne croyant pas l'Écriture sur la condamnation qu'ils ont encourue, comment la croiraient-ils sur la grâce qui leur est proposée en Jésus-Christ ?
II faut se voir perdu pour vouloir être sauvé. Nous avons beau parler, presser, conjurer, effrayer : on n'a point d'oreilles pour nous entendre.
Il nous serait permis peut-être de contester la vérité matérielle du témoignage que se rendent à eux-mêmes les honnêtes gens du monde ; car la propre justice va jusqu'à fermer les yeux à l'évidence : on est avare, et l'on se croit généreux ; faux, et l'on se croit sincère ; esclave d'une flamme impure, et l'on se croit homme de bonnes moeurs ; plein de mauvaises pratiques, et l'on se croit un modèle de probité.
Mais enfin je veux supposer que vous êtes tels que vous pensez être.
Seulement, puisque c'est Dieu qui vous jugera et non pas le monde, sachons ce que valent aux yeux de Dieu vos petits péchés et vos grandes vertus : C'est tout l'objet de ce discours.
Nous voulons savoir quel jugement Dieu portera au dernier jour sur ces petits péchés qui vous semblent à peine mériter qu'il les recherche.
Il suffirait d'en appeler à ce que nous annonce là-dessus cette Parole qui doit nous juger au dernier jour (Jean 12/48).
Mais, pour rendre les choses plus palpables, j'en veux appeler aujourd'hui à un fait historique.
Nous pouvons pressentir le jugement futur de Dieu par un jugement déjà prononcé : rappelons-nous comment il rechercha le péché que commit Adam dans le jardin d'Éden en portant la main sur le fruit défendu.
Je suppose que vous avez assez de foi pour ne pas rejeter jusqu'aux récits de l'Écriture Sainte.
Que si ce que vous trouvez d'étrange dans l'histoire d'Adam vous empêchait de la croire, vous n'échapperiez à une difficulté que pour tomber dans une plus grande, puisqu'à l'explication biblique de l'entrée du mal dans le monde il faudrait en substituer une autre, et vous charger d'une tâche sous laquelle les plus grands philosophes ont succombé.
Le péché d'Adam n'était pas de ceux que l'on appelle graves dans le monde, et dont le pharisien dans la parabole de notre texte, se félicitait d'être exempt.
Ce n'était ni un meurtre, ni un larcin, ni un adultère.
À regarder l'objet de la désobéissance d'Adam, il ne s'agissait que de cueillir un fruit et de le manger.
À regarder le sentiment qui l'y porta, c'était seulement un mouvement d'orgueil, de convoitise, ou de curiosité :
- D'orgueil, s'il voulait s'élever à des lumières surhumaines ;
- De convoitise, s'il voulait contenter un appétit sensuel ;
- De curiosité s'il ne voulait que connaître les propriétés de ce fruit mystérieux.
Ou plutôt, ce n'était tout cela que pour Eve, qui avait péché la première ; pour Adam, qui la suivit dans sa désobéissance, c'était moins encore, à juger comme vous faites : c'était une condescendance poussée trop loin pour les sollicitations de sa femme, que sais-je ?
Une faiblesse aimable, intéressante peut-être, Adam n'ayant pas voulu séparer sa destinée de celle de sa compagne, et préférant succomber avec elle à triompher seul de la tentation.
Que penserait-on dans le monde cette nature ?
N'est-il pas de ceux dans la vie humaine et que les plus honnêtes se permettent sans scrupule ?
De ceux qui, pour adopter les idées reçues, ne supposent pas un mauvais coeur, ne donnent point de scandale, ne font de tort à personne, ne perdent pas la réputation d'un homme et ne valent pas les honneurs d'un remords ?
Quel est l'homme qui n'ait jamais senti son coeur enflé par une pensée d'orgueil, qui n'ait jamais cédé à quelque attrait des sens ou qui n'ait jamais donné carrière à une curiosité indiscrète ?
Quel est celui qui n'ait jamais eu à se reprocher (s'il ne s'en est pas applaudi peut-être, au lieu de se le reprocher) d'avoir failli par déférence pour une femme, pour une mère, pour un ami ?
De telles actions, toutes contraires qu'elles sont à des commandements de Dieu, ne reçoivent pas même dans le langage du monde un nom aussi sérieux que celui de péché.
Ce sont des fautes de tous les jours, des infirmités inhérentes à la condition de l'homme, des peccadilles, passez-moi ce terme familier mais exact ; je tiens avant tout à être bien compris.
Or, cette peccadille d'Adam, de quel oeil le Seigneur l'a-t-il regardée ?
Mesurons le délit par la peine, et voyons si le châtiment que Dieu attache à l'action d'Adam est aussi léger que celui qu'elle mérite dans l'opinion du monde.
C'est une question d'histoire, et que les suites du péché d'Adam vont éclaircir.