DONNE-MOI TON COEUR
ou
DIEU DEMANDANT
LE COEUR DE L'HOMME
(par Adolphe Monod)
« Mon Fils, donne-moi ton coeur.
(Prov. XXIII, 26.)
Les définitions n'ont pas manqué à la nature humaine; point de philosophie qui n'ait essayé de la sienne l'homme en a-t-il été beaucoup mieux connu La Bible, le plus pratique des livres et le moins systématique, suit une marche inverse : au lieu de définir l'homme sans le révéler, elle le révèle sans le définir.
Le voici peint dans mon texte, indirectement, occasionnellement, d'un seul trait, mais d'un trait qui porte la lumière jusqu'à la racine des choses, et où vous allez vous reconnaître tout entier:
l'homme est une créature qui a un coeur à donner.
Le fond de l'homme, c'est l'homme moral; et le fond de l'homme moral, c'est le coeur.
Par le coeur, je n'entends pas ici les affections tendres, encore moins les vives démonstrations ; je prends ce mot dans une acception plus mâle et plus sérieuse, qui comprend tous les caractères, tous les âges, tous les degrés de culture :
le coeur est pour moi le siège du sentiment, de la conscience, de l'amour.
Tout cela appartient à cette région du dedans, qui est comme le terrain primitif et substantiel de la nature humaine : l'intelligence et la logique, avec leurs clartés admirables (*1) pénètrent moins avant.
Oui, il y a moins de l'homme dans l'intelligence qui fait la critique approfondie d'un texte sacré ou d'un livre du canon, que dans la foi du coeur qui se lance au sein du vide, sans autre appui qu'une « parole sortie de la bouche de Dieu. »
Il y a moins de l'homme dans la logique qui discute les rapports de l'homme à Dieu et de Dieu à l'homme, que dans la repentance du coeur qui dit à Dieu :
« J'ai péché contre toi, « contre toi proprement, »
ou dans le besoin du coeur qui lui crie :
« Mon âme a soif de toi, dans « cette terre déserte, altérée et sans eau. »
Mais ce coeur qui est en nous, qui plus que tout le reste est nous, il aspire à se donner, disons plus, il ne se trouve qu'en se donnant :
être aimé, c'est sa joie, mais aimer, c'est sa vie.
Là s'applique dans toute sa vérité cette parole du Seigneur :
Mieux « vaut donner que recevoir; »
ou plutôt, pour le coeur, donner, c'est recevoir; donner libéralement, c'est recevoir abondamment; et pour se posséder tout entier, il faut se donner sans réserve.
Faute de cette nourriture naturelle, notre coeur se replie sur nous-mêmes, je devrais dire contre nous-mêmes, et tournant à l'égoïsme, ronge, sans se rassasier, le sein qui le renferme : donné, il nous porterait, gardé, il nous pèse ; donné, il nous ferait vivre, gardé, il nous tue.
Aussi n'y a-t-il personne qui ne cherche un lieu de repos pour son coeur; et si l'homme intérieur de tous ceux qui sont rassemblés devant moi venait à s'ouvrir en ce moment, ce temple, et j'en pourrais dire autant du monde entier, apparaîtrait comme un grand théâtre où chacun apporte son coeur, cherchant à qui le donner.
C'est au coeur engagé dans cette recherche que Dieu répond dans mon texte : à moi; réponse plus sensible encore et plus touchante dans une traduction toute littérale :
« Donne, mon fils, ton coeur à « moi. »
Hélas ! cet à moi n'est ni le seul que le coeur ait entendu, ni le premier qu'il ait écouté.
A moi, a dit le péché avec ses convoitises; et beaucoup de coeurs se sont jetés dans cette voie tout ouverte, jusqu'à ce qu'une expérience tardive leur ait appris que le péché ne flatte les besoins du coeur que pour les irriter, et que la séduction la plus entraînante est suivie du retour le plus amer : est-ce vrai?
A moi, a dit le monde avec ses pompes et ses plaisirs; et trop de coeurs encore se sont pris à cette amorce, jusqu'à ce qu'ils aient reconnu que le monde, même innocent - s'il l'était jamais - n'a pour remplir le vide du coeur que son vide à lui, qui s'ajoute à l'autre au lieu de le combler : est-ce vrai?
A moi, a dit l'affection naturelle, sous la forme d'une mère, d'une épouse, d'un enfant; et que de coeurs se sont livrés sans défiance à un penchant qui avait pour lui le cri de la nature et l'approbation de Dieu même, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé qu'il n'y a pas de créature au monde qui puisse donner le repos à une autre créature - hélas ! et si elle pouvait le lui donner, quel repos, réduit à compter de jour en jour avec les accidents possibles, avec la maladie probable, avec la mort certaine ! est-ce vrai?...
C'est alors que Dieu vient, disons plutôt (car il était venu le premier, mais sans trouver d'accès) c'est alors que Dieu revient miséricordieusement après tous les autres, content de prendre cette humble place pourvu qu'il soit accueilli à la fin, fût-ce comme un pis-aller
« Donne, mon fils, ton coeur à moi. »
Dieu, dis-je, mais quel Dieu?
Question étrange, mais trop nécessaire, aujourd'hui que ce nom sacré est tourné à des usages si divers, dirai-je ? ou si profanes, par les systèmes et par les partis.
Le Dieu qui vous demande votre coeur, c'est le Dieu qui se révèle dans l'Écriture, le Dieu de Jésus-Christ ; le Dieu Père, Fils, et Saint-Esprit
Ne traitez pas cette doctrine de spéculation théologique; c'est un mystère, plus encore, c'est « le mystère, » mais un mystère tout « de piété (*2). »
Père, qui nous a tant aimés que de frapper son Fils unique pour nous épargner, bien qu'il ait tant haï le péché que de ne nous épargner qu'en frappant son Fils unique.
Fils, qui a fait habiter au milieu de nous toute la plénitude de la divinité, revêtue d'un corps mortel, dans lequel aussi il a porté nos péchés sur le bois.
Saint-Esprit, qui, venant demeurer en nous, nous fait un avec le Fils comme il est un avec le Père, et nous rend participants de la nature divine (*3).
Que ce soit là le Dieu qui vous parle dans mon texte, il le fait assez connaître par le nom seul qu'il vous y donne :
Mon fils.
Car ce nom n'a sa vérité que dans la bouche de ce Dieu trois fois saint et trois fois bon.
Pauvres créatures déchues et rebelles, nous ne sommes fils, que parce que le Père nous a « adoptés en son Fils bien-aimé ».
Nous ne sommes fils, que parce que le Fils « ne prend point à honte de nous appeler ses « frères (*4); »
Nous ne sommes fils, que parce que le Saint-Esprit nous a scellés du sceau paternel, et instruits à crier : « Abba, Père (*5) ! »
Voilà, voilà le Dieu, le seul Dieu qui nous demande notre coeur.
Le Dieu personnel, disons mieux encore avec l'Écriture, « le Dieu vivant et vrai; »
Le Dieu qui veut entretenir avec nous des rapports de sentiment, parce qu'il a un coeur qui répond au nôtre et qui cherche le nôtre.
Le Dieu fait homme, que nous pouvons aimer aussi réellement, aussi naturellement que nous aimons un frère ou un ami, et tout ensemble, par une combinaison merveilleuse.
Le Dieu spirituel qui entre dans une communion intérieure avec nous, que nous ne pouvons connaître, ni concevoir, avec aucune créature.
Votre coeur ? Eh ! Quel autre Dieu que celui-là s'en soucie ?
Ce n'est pas le Dieu du légalisme, qui se tient amplement, surérogatoirement satisfait, si votre corps est assidu à son culte, si votre genou ploie jusqu'en terre, si votre chair est amaigrie par le jeûne, si votre bouche a prononcé quelques prières apprises, ou si votre main se répand en aumônes méritoires.
Ce n'est pas le Dieu du panthéisme, qui, se confondant tour à tour avec l'esprit humain ou avec la nature inanimée, ne saurait avoir de sentiment personnel, puisqu'il n'a point d'existence propre, et pour qui recevoir et donner, aimer et être aimé, créer et être créé n'ont plus de sens distinct.
Que dis-je ? Pour qui le vrai et le faux, le bien et le mal, l'être et le non être se mêlent, ou plutôt se perdent dans une négation universelle, décorée du nom superbe d'unité absolue.
Ce n'est pas le Dieu du déisme, qui, donnant la vie sans se donner lui-même et créant pour se décharger, traite l'ouvrage de ses mains ainsi que « l'autruche ses oeufs, qu'elle « abandonne sur la terre sans s'inquiéter du pied qui les écrasera, cruelle envers ses petits comme s'ils n'étaient pas à elle (*7); ».
Ce Dieu distant de ses créatures à perte de vue - et de vie - qui, fixé dans les glaces hyperboréennes d'une création sans paternité et d'une providence sans entrailles, fait de l'existence un hiver éternel et du monde un tombeau glacé, dont il n'est lui-même que la statue.
Je ne dis rien du Dieu du mahométisme, qui paye un dévouement sanguinaire et fataliste, avec l'impure monnaie d'une volupté égoïste et charnelle.
Ni du Dieu du paganisme,. je devrais dire de ses mille dieux, qui rendent avec usure à l'homme les leçons d'impiété et d'injustice qu'ils reçurent de lui.
Ni de tant d'autres dieux que l'homme a créés, et créés à son image.
Aussi, en dehors de Jésus-Christ (de Jésus-Christ venu ou attendu, peu importe: l'esprit qui inspire un saint Paul est aussi celui qui inspire un Salomon ou un David), aucune religion ne nous offre rien qui ressemble à l'invitation de mon texte :
« Mon fils, « donne-moi ton coeur. »
Donne-moi tes pratiques, dit le Dieu du légalisme.
Donne-moi ta personnalité, dit le Dieu d'Hegel.
Donne-moi ta raison, dit le Dieu de Kant.
Donne-moi ton sabre, dit le Dieu de Mahomet.
Donne-moi ta convoitise, dit le Dieu d'Homère ou de Virgile.
Restait pour le Dieu de Jésus-Christ :
Donne-moi ton coeur.
Il le relève, ce rebut de tous les autres dieux, et en fait l'essence et la gloire de sa doctrine.
-1.Prov. XX, 27.
-2.1 Tim. III, 16.
-3.Jean XVII, 22; 2 Pierre I, 4. -
-4.Héb. II,14.
-5. Rom. VIII.
-6. - Juges X, 16; 1 Sam. XIII, 14, etc.
.-7. Job XXXIX, 17-20.