Contrairement à ce que beaucoup de gens semblent penser, la Bible s’intéresse de près à la question de la justice sociale, dans la mesure où l’amour du prochain est caractérisé par un principe d’équité qui doit être fondé sur l’amour de Dieu vécu comme obéissance envers le Créateur de tous les êtres humains. En effet, comme l’a rappelé Jésus-Christ à un de ses interlocuteurs (Matt. 22:37-40) la Loi divine se résume à ces deux grands commandements: Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée, et : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il a ajouté à ces paroles: De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes.
L’équité n’est pas l’égalitarisme
La justice sociale signifie-t-elle l’égalité absolue de condition entre les uns et les autres ? Pour la Bible la justice sociale n’est pas de l’ordre de l’égalitarisme forcené et artificiel. Sans compter le fait qu’une telle égalité n’est qu’une utopie nécessitant un régime totalitaire pour tâcher de l’instaurer, comme on l’a bien vu au cours du vingtième siècle, il faut se poser la question de savoir si, dans toute société, chacun est qualifié pour accéder aux mêmes fonctions, aux mêmes responsabilités, et donc au même niveau de rémunération. Tous ont-ils reçu les mêmes dons, les mêmes aptitudes ? Peuvent-ils servir la communauté de manière parfaitement interchangeable ? Ceci ne signifie en aucun cas que l’accession à des postes élevés de responsabilité dans la société civile ou dans le domaine public doit être réservée à une caste fermée perpétuant ses privilèges d’accès, sans aucune possibilité pour ceux qui n’en font pas partie de franchir les étapes qui y mènent. Dérober aux autres – et ce de manière sournoise ou institutionnelle – des possibilités d’accès à une instruction adéquate ou à des opportunités réelles et réalistes, c’est tout simplement enfreindre le huitième commandement « Tu ne déroberas pas ». Car ce commandement à une portée bien plus large que ce que l’on veut bien imaginer en général.
L’ascenseur social
Dans la Bible, il n’y a sans doute pas d’exemple plus frappant de ce que peut être l’« ascenseur social » que l’histoire de Joseph dans l’Ancien Testament (Genèse 37-50): vendu comme esclave à des caravaniers par ses frères jaloux de lui, puis revendu à un riche fonctionnaire égyptien, il parvient par ses qualité de travail et son éthique irréprochable à devenir le gérant des affaires de cet homme, qui se repose entièrement sur lui. Dénoncé à tort par la femme de ce dernier qui voulait en faire son amant, le voilà jeté en prison pour une longue période. Mais sa fiabilité et son honnêteté sans faille lui vaudront de gagner la confiance du chef de la prison, qui lui aussi confiera à Joseph des responsabilités majeures au sein de cet établissement carcéral. De fil en aiguille, Joseph deviendra le premier ministre du pharaon, pourvoyant avec prévoyance aux années de vaches maigres en accumulant tout ce qu’il faut de blé pour nourrir le peuple, puis ses propres frères venus chercher des vivres en Égypte, durant sept années de grande famine. Bien sûr, en tout cela la Genèse indique comme un leitmotiv que Joseph réussit dans toutes ses entreprises car « l’Éternel était avec lui ; l’Éternel faisait réussir tout ce qu’il faisait » (39:23). Et ce récit n’a évidemment pas pour objet de vanter les mérites de Joseph en tant que « self made man », ou de prétendre qu’il faut d’abord passer par la case esclavage ou prison avant de réussir dans la vie. Il est question en tout premier lieu du plan de rédemption de Dieu vis-à-vis du peuple qu’il s’est choisi, et du fait que celui qui contrôle toutes choses par-delà les intentions et les desseins mauvais d’hommes ou de femmes corrompus, c’est Dieu lui-même, constamment à l’œuvre (au travail !) par sa Providence. Il n’en demeure pas moins qu’il conduit son plan par le biais d’un instrument (Joseph) qui se conduit avec droiture.
La valeur et la signification du travail
Ce que nombre de passages bibliques soulignent, c’est d’abord la valeur du travail, qui est un des constituants principaux de l’image de Dieu dont l’homme est porteur (Genèse 1:28). Pour ce faire, chacun doit être équipé d’un outil de travail, quelle que soit sa vocation, et pouvoir vivre décemment de son travail. Toute vocation qui ne contrevient pas à la Loi divine (c’est-à-dire qui ne fait pas de tort à notre prochain, abîmant d’une manière ou d’une autre l’image de Dieu dont il est le porteur), doit être respectée et rémunérée avec équité. Dans la Loi de l’Ancien Testament, on ne pouvait prendre en gage – en échange d’un prêt quelconque – l’une des deux meules d’un moulin, ce qui aurait été l’équivalent de prendre en gage la vie même de son prochain (Deut. 24 :6).
Dans le Nouveau Testament l’apôtre Paul déclare aux chrétiens de l’Église de Thessalonique (2 Thess. 3:10): Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Vouloir travailler signifie entre autres être prêt à accepter, au moins provisoirement, un emploi qui ne correspond pas forcément à ce que nous souhaiterions a priori, quitte à devoir faire certains sacrifices de manière à ne pas peser comme charge sociale sur les autres, que ce soit ses proches ou la collectivité. Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres, car celui qui aime les autres a accompli la loi écrit le même Paul aux chrétiens de Rome (13:8). Dans la Bible, la justice sociale ne signifie jamais encourager ou subventionner l’oisiveté, le parasitisme. Un proverbe de l’Ancien Testament l’exprime de façon lapidaire (14:23) : En tout travail se trouve du profit, mais les paroles toutes seules ne mènent qu’à la disette.
Avertissements et exhortations aux plus riches
Mais dans le même temps le fait que certains puissent vivre dans l’affluence ne saurait être le produit de l’exploitation des autres, soit par le non paiement d’un salaire pourtant gagné à la sueur de son front, soit par une rémunération qui ne permet pas aux salariés de subvenir à leurs besoins. Un passage virulent de la lettre de Jacques dans le Nouveau Testament, faisant écho à maints passages des prophètes dans l’Ancien Testament, condamne sans appel ceux qui s’enrichissent aux dépens de ceux qu’ils font travailler (Jq. 5:1-6): A vous maintenant, les riches ! Pleurez à grands cris à cause des malheurs qui viendront sur vous ! Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont mités. Votre or et votre argent sont rouillés; et leur rouille s’élèvera contre vous et dévorera votre chair comme un feu. Vous avez amassé des trésors dans ces jours qui sont les derniers! Voici : le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs, et dont vous les avez frustrés, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues jusqu’aux oreilles du Seigneur des armées. Vous avez vécu dans les voluptés et dans le luxe, vous avez rassasié vos coeurs aux jours du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste; il ne vous résiste pas.
Si le huitième commandement « Tu ne déroberas pas » s’applique parfaitement à ce type de situation, le dixième commandement « Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain » s’applique dans l’autre sens. Dans la Bible, la justice sociale ne se confond jamais avec l’envie et la jalousie vis-à-vis du prochain plus aisé que soi-même. Car Dieu accorde ses bénédictions aux uns et aux autres dans la mesure de sa Providence, appelant toujours les plus riches à faire preuve de générosité lorsqu’il s’agit de permettre aux plus pauvres de retrouver le chemin de la prospérité ou simplement de pouvoir subsister. Les lois sur le Jubilé (Lév. 25) fournissent la matrice de cette attitude. De son côté, l’apôtre Paul enjoint à Timothée de faire aux riches dans le monde présent cette belle recommandation (1 Tim 6:17-19): Recommande aux riches du présent siècle de ne pas mettre leur espérance dans des richesses incertaines, mais de la mettre en Dieu, qui nous donne tout avec abondance, pour que nous en jouissions. Qu’ils fassent le bien, qu’ils soient riches en œuvres bonnes, qu’ils aient de la libéralité, de la générosité, et qu’ils s’amassent ainsi un beau et solide trésor pour l’avenir, afin de saisir la vraie vie. Recommandation bien sûr aux antipodes du fameux – et fumeux – Carpe diem des épicuriens si cher à notre culture contemporaine matérialiste, avant tout axée sur le caractère momentané et jouissif de l’instant présent. La convoitise des yeux y est constamment attisée par toutes sortes d’éléments visuels s’introduisant dans notre vie de tous les jours par les médias et incitant à la consommation de produits souvent creux et inutiles, le tout au service d’une soi-disant “croissance”. Frustrations et jalousie deviennent alors trop facilement le lot de ceux qui ne peuvent y accéder, et qui qualifient de revendication sociale légitime l’accès à des biens de consommation qui ne leur apporteront guère plus de satisfaction véritable et durable que ceux qui peuvent déjà se les offrir.
La justice de l’impôt
La question controversée s’il en est de la justice de l’impôt et de la nécessité de son paiement ne date certes pas d’aujourd’hui. Dans le célèbre passage de la lettre de Paul aux chrétiens de Rome qui traite des rapports entre l’État et ses sujets, Paul écrit ceci (Rom 13:6-7): C’est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car ceux qui gouvernent sont au service de Dieu pour cette fonction précise. Rendez à chacun ce qui lui est dû: la taxe à qui vous devez la taxe, l’impôt à qui vous devez l’impôt, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur. Cette injonction, qui légitime le prélèvement de l’impôt pour le bien public, ne peut cependant jamais être séparée de ce que Paul a écrit juste auparavant, toujours au sujet de l’autorité publique (13:3-4): Fais le bien et tu auras son approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien. Tout comme pour l’utilisation d’une violence légitime de la part de l’État qui a reçu un mandat divin afin de protéger ceux qui sont confiés à sa protection (devoir régalien de l’État), le prélèvement de l’impôt doit se tenir dans les limites de ce qui est “bien” dans le cadre du service dû à Dieu. Paul ne fait ici que reprendre et développer la célèbre formule de Jésus lorsqu’on l’a questionné pour savoir s’il était légitime de payer l’impôt à César (l’empereur romain), maître politique de la Palestine à l’époque: Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (Matt. 22:21). César n’étant lui-même nullement exempté de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, il est de sa responsabilité d’ordonner des impôts qui soient pour le bien de ses sujets, et non pour son propre profit ou pour leur oppression. Le “bien”, le “service de Dieu” c’est aussi pour l’État le respect du huitième commandement, qui ne s’applique pas qu’à ses sujets, mais à lui également. De fait, son aptitude à le respecter aura nécessairement des effets bénéfiques pour application de ce commandement dans toutes les sphères de la société. A contrario, la tête pourrie du poisson contaminera rapidement le reste du corps.
L’État peut-il sans conséquences se prendre pour Dieu?
Prendre en compte avec foi et humilité toutes ces prescriptions, et bien d’autres que l’on trouve sur le même sujet, permet la formation d’une éthique de véritable solidarité : une solidarité qui n’est guidée ni par la convoitise ni par l’accaparement. Et encore moins par l’attribution à un État sécularisé de prérogatives divines qu’il est toujours enclin à revendiquer pour lui-même au détriment de l’authentique mandat qui lui est attribué par Dieu, alors même qu’il n’est ni en capacité et surtout pas en droit de se prendre pour la Providence. Car il se rapproche du chaos à chaque pas supplémentaire qu’il franchit dans cette direction. En revanche, un État digne de ce nom doit utiliser son autorité et son pouvoir pour combattre avec les moyens qui sont à sa disposition et dans le cadre des prérogatives qui sont les siennes, tout ce qui ressortit de la convoitise et de l’accaparement, à commencer par ses propres inclinations dans ces deux funestes directions.
Eric Kayayan,
Pasteur Protestant Réformé
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