Le protestantisme français moderniste et pluraliste, essentiellement horizontaliste, a compromis son avenir en s’étant trop bien adapté au monde. Il se distingue de moins en moins des humanismes variés contemporains.
Les évangéliques, quant à eux, qui se félicitent d’être attentifs à garder leur distance vis-à-vis du monde, risquent de subir un sort équivalent pour une autre raison. La dichotomie, la séparation, qu’ils établissent, bien souvent, entre la foi et la vie, leur foi trop subjective qui fait la part belle à l’expérience, les conduisent à accueillir, sans vraie critique, les feelings de la société et les font ressembler à ceux qui se tirent une balle dans le pied.
Parmi les quatre sola (seul) du protestantisme – la foi, la grâce, la gloire de Dieu, l’Ecriture – le sola Scriptura est fondamental. Sans ce sola, le sens des autres sola est inévitablement modifié. Quand l’Ecriture est considérée comme une autorité parmi d’autres, son statut se trouve relativisé, et celui de la foi, de la grâce et du service de Dieu le sont également.
Le protestantisme perd alors le fondement de sa spécificité religieuse ainsi que sa vitalité spirituelle, même s’il vivote comme phénomène socioculturel.
Certains ont essayé de trouver un refuge contre le relativisme ambiant dans un biblicisme «pur et dur» qui, malgré les apparences, n’est pas le sola Scriptura de la Réforme. Celui-ci se préoccupe de situer l’autorité de l’Ecriture en la considérant supérieure à d’autres autorités, ecclésiastiques ou humaines. L’Ecriture scrute la culture et l’histoire avec un regard critique. Après Dieu, elle est l’autorité suprême.
Le biblicisme – qui caractérise souvent les milieux évangéliques – à la différence, prétend se limiter à la Bible, opérant une sorte d’enfermement en elle, à l’exclusion de toute autre chose. Les adeptes du biblicisme prétendent ne se ressourcer qu’avec la Bible et disent se désintéresser de tout le reste. L’Ecriture seule, le sola Scriptura, se transforme pour eux, inconsciemment, en un «seul avec l’Ecriture», une forme d’individualisme.
La prétention de se limiter à la Bible est, paradoxalement, des plus modernes et s’accommode de comportements et d’attitudes typiques de l’hyper-modernité. Pour les biblicistes, un gouffre se creuse entre la foi et la culture au point que la foi ne les détourne pas d’adopter toutes les attitudes que suscite la culture ambiante.
Les biblicistes sont loin d’être des «arriérés». Ils «bétonnent» leur «foi» dans un discours pieux et, curieusement, s’adaptent sans grande peine au climat de la culture environnante. Ces «évangélistes» sont peut-être des «fous de Jésus»1, ils sont également, sans y avoir vraiment réfléchi, des «fous du monde moderne», de ses possibilités de communication et de consommation. Ils ont, en plus, un esprit triomphaliste.
Tout comme le protestantisme traditionnel se délite dès qu’il abandonne la spécificité du sola Scriptura, la foi évangélique, quand elle succombe aux tentations du biblicisme, peut apparaître spirituelle, tout en arborant des attitudes mondaines, que camoufle et justifie un langage pieux.
Le déclin du christianisme en Occident est dû à la mise en question de la Bible reconnue comme texte sacré. La critique a fait son travail de démolition. Au milieu du XIXe siècle, Arthur Drews a prétendu que Jésus n’avait jamais existé, opinion que même Ernst Troeltsch, le père de la méthode critique moderne, a refusé d’accepter.
Aujourd’hui, on peut lire, dans des publications populaires, que si David ou Salomon ont vraiment été rois en Israël, leur histoire est bien différente de celle que la Bible raconte2. A propos de Jésus, nombreux sont ceux qui estiment que le peu de choses que l’on sait de lui serait l’expression de ce que pensaient ses apôtres, c’est-à-dire ne serait pas enraciné dans la réalité. La Bible est poussée en dehors du champ de l’histoire dans le domaine subjectif du symbole ou du mythe.
Un fait nouveau est apparu assez récemment. Après la remise en question de l’histoire biblique et des miracles, de nouvelles questions surgissent non à partir de l’examen du texte de la Bible, mais «de l’extérieur». Le vrai visage de Jésus, dit-on, se trouverait dans d’autres textes du monde antique que l’Eglise aurait censurés.
Ces textes présentent un Jésus plus éclectique qui prendrait sa place aux côtés des grandes figures des religions du monde. Ainsi serait ouvert le chemin vers une spiritualité universelle. Les évangiles gnostiques sont présentés comme étant des sources comparables aux évangiles bibliques pour connaître Jésus.
Le canon de l’Ecriture, son caractère unique, se trouve remis en question. C’est comme si on enlevait les couvertures de nos Bibles pour reconstituer celles-ci en y ajoutant les textes, gnostiques et autres, dont l’origine remonte aux quatre premiers siècles. Toutes les parties de ce nouvel ensemble sont considérées comme ayant une égale valeur.
L’effet «Dan Brown» contribue à faire croire que ce que l’on connaît de Jésus par la Bible est peu crédible et que la vérité à son sujet est sans doute ailleurs. En tout cas, cette vérité n’est pas unique, mais plurielle. Le relativisme moderne avec sa spiritualité diffuse a des correspondances dans le monde antique. En définitive, la vérité n’est nulle part et chacun est isolé dans sa recherche spirituelle.
Paradoxalement, le «danbrownisme» n’est rien d’autre qu’une entreprise de dissimulation du caractère historique du Nouveau Testament. Les évangiles bibliques constituent, avec les textes de Josèphe ou de Pline, une des principales sources de la connaissance que nous avons du monde antique. Ils sont beaucoup plus proches, dans le temps, de Jésus que n’importe quel évangile gnostique, étant écrits entre quelques dizaines et une centaine d’années au plus après lui.
Le visage du Jésus des évangiles du Nouveau Testament est loin d’être flou et apparaît comme celui de quelqu’un en rupture avec les spiritualités de l’humanité. Il est urgent, aujourd’hui, d’avoir une pleine conscience de l’importance et de la fiabilité des évangiles de l’Eglise.
Ce double mouvement, intérieur et extérieur, effectué par la critique a modifié l’image de la Bible et ce que l’on en attend. Les chrétiens, en particulier les protestants, sont de moins en moins soumis à l’autorité d’une Eglise institution et de son enseignement confessionnel. Il en résulte l’adoption d’une foi soft qui s’adapte très bien au climat culturel ambiant, une foi qui relativise, en pratique, la vérité.
Le résultat obtenu peut être apprécié à la lumière non seulement du principe formel de la Réforme, mais de son principe matériel, la foi. La foi qui justifie, selon nos ancêtres, a trois aspects: la connaissance, la reconnaissance et la certitude. On affirmait que ces trois aspects complémentaires étaient réunis dans une foi qui sauve.
Dans la nouvelle situation post-critique et dans notre culture environnante, la foi se réduit au troisième, et cela dans le sens subjectif d’une conviction intérieure, pour beaucoup d’évangéliques et pour les biblicistes tout particulièrement. La foi, pour eux, est personnelle et individuelle, une expérience du vécu, dont le fondement n’est pas nécessairement la reconnaissance d’un fait historique objectif.
Cette conception fait courir aux évangéliques biblicistes un grand danger: celui de relativiser, à leur tour, le contenu de la foi biblique fondée sur la révélation divine. Cette conception les laisse, en effet, dans une attitude de neutralité vis-à-vis de la culture globale, qui ne leur pose pas de graves problèmes d’adaptation puisqu’ils ne se distinguent pas de leurs contemporains par un comportement socio-économique ou des références vraiment autres.
Un seul domaine constitue peut-être une exception: l’éthique vis-à-vis de laquelle les évangéliques biblicistes prennent une certaine distance par rapport à des questions comme l’homosexualité. Mais, aux Etats-Unis, l’évolution des divorces dans les milieux évangéliques montre que, même sur le plan de l’éthique, les évangéliques sont capables de monter dans le train qui passe.
David Wells (ce n’est pas un de mes parents!), un des analystes américains les plus remarqués du phénomène évangélique, tire la sonnette d’alarme dans le dernier de ses livres. Il remarque que le problème que les méga-Eglises évangéliques ont à résoudre est celui de leur réussite due à leur adaptation à la culture hyper-capitaliste3. Elles ont reproduit le modèle du Disneyland.
Ces Eglises ont, en quelque sorte, commercialisé la foi en créant un univers aseptisé, sécurisé et divertissant, où toute la famille, notamment bourgeoise, est à l’aise et apprécie de se trouver dans un milieu «à part», à l’abri des crises de la société et loin des malheurs du monde. Aux Etats-Unis, il est possible de passer toute sa vie dans des complexes ecclésiastiques où l’on peut trouver coiffeur, «resto», gymnase, disco avec le soft-rock chrétien aussi bien que la louange.
La réussite des évangéliques dans ce pays tient au fait qu’ils ont su s’adapter au monde et aux valeurs de la post-modernité. Le contenu de la foi plus ou moins assurée est noyé dans la cool communication d’un message qui promet le bonheur dans cette vie et sa prolongation dans celle qui est à venir.
Cette description n’a pas grand-chose à voir avec la situation et l’identité des évangéliques en France, direz-vous. Tant mieux! Pourtant, si on y regarde de près et qu’on va au-delà des apparences, on trouve des similarités remarquables.
La différence est essentiellement due au fait que nos frères d’outre-Atlantique sont un peu plus avancés que nous, mais il est probable que si nous avions les mêmes moyens qu’eux, nous ferions la même chose…
La séparation bien réelle entre la foi et la vie que l’on peut observer dans bien des milieux évangéliques conduit à de graves atteintes au contenu de la foi chrétienne, la solidité de la foi biblique étant remplacée par des comportements typés. Cette évolution est le reflet de ce qui se passe, en général, dans le monde moderne. C’est ainsi que les vertus sont remplacées par des valeurs choisies pour soi-même, le caractère par la personnalité et la nature humaine par le «moi»4.
Le résultat est l’institution d’un système de valeurs personnelles, agréables pour l’individu, car considérées comme «valorisantes» pour lui. La foi se réduit à ce que l’individu peut accepter comme agréable et valorisant pour lui.
Dans cette perspective, la doctrine chrétienne n’a que peu d’intérêt ou de place. L’expérience spirituelle, en revanche, est un produit intéressant que l’Eglise peut commercialiser et que l’individu consommera parce que cela lui plaît.
Le christianisme est en train de perdre son fondement objectif et prend place, comme une autre, parmi les nombreuses formes de spiritualité présentées à nos contemporains.
Le choisir plutôt que la sagesse du dalaï-lama, par exemple, relève tout simplement de la préférence individuelle. Le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on. Le relativisme qui coupe la foi de son fondement biblique et qui aboutit à une foi subjective est de ce type.
Vers la fin de son livre, David Wells dit que la théologie libérale du siècle dernier, en voulant se mettre au diapason du monde, en se montrant «à la page», est arrivée à l’auto-élimination. Le danger, aujourd’hui, pour les évangéliques, est comparable. Si, pour s’être adaptés à l’esprit du jour, ils perdent leur spécificité, si leur foi est délavée, diluée, ils risquent de dégrader le contenu même de la foi et, malgré leur grande vitalité, de s’autodétruire. Le résultat sera le même que celui qu’obtient la théologie critique la plus féroce.
L’identité de la foi évangélique et, par implication, du protestantisme dépendra des capacités dont on fera preuve, face à cette situation, pour réagir et pour maintenir avec lucidité ses distances par rapport à l’esprit du siècle, et cela dans tous les domaines de la vie individuelle et collective.
- P. Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et éditeur de la revue.
Le Monde, 24 décembre 2005, 18.
2 L’Express, «La Bible. Le vrai, le faux», 15 décembre 2005, 23-46.
3 D. Wells, Above all Earthly Pow’rs (Grand Rapids: Eerdmans, 2005). Wells est professeur à Gordon-Conwell Theological Seminary, près de Boston.
4 D. Wells, op. cit., 49ss.