Luther à l’écoute du texte biblique :
la justification par la foi
Ce n’est pas dans sa propre conscience que Luther a trouvé une issue capable d’apaiser les tourments de son conflit intérieur.
Son supérieur et conseiller spirituel, Staupitz, qui a souvent cherché – sans beaucoup de succès – à calmer ses angoisses en dédramatisant les exigences de la sainteté, eut la sagesse de l’orienter vers le travail biblique en lui confiant la charge de prédicateur et de professeur en Ecriture Sainte.
C’est par là que la lumière se fit dans le cœur et l’esprit de Martin luther.
Ainsi, dès 1513, Luther donne un cours sur les Psaumes, et cette étude lui procure un réel apaisement. Il écrit en 1514 : « Dieu me bénit à un tel point, malgré mon indignité, que je n’ai que des raisons de me réjouir, d’aimer et de faire du bien, même à ceux qui ont mérité le contraire de ma part ; et moi-même je reçois de Dieu le contraire de ce que j’ai mérité (1). »
Son Commentaire sur les Psaumes est profondément Christocentrique. Le Professeur Lienhard l’a étudié avec soin, et ses conclusions sont d’un grand intérêt.
En voici un extrait :
On est frappé à la lecture du Commentaire par la concentration de l’auteur sur Jésus-Christ.
Celui-ci est la clé du Psautier, nous dit Luther dès la préface. (…) Il n’hésite pas à appliquer au Christ lui-même les paroles d’abandon du Psaume 22 qu’Augustin rapportait au corps de Christ, c'est-à-dire à l’Eglise.
En fait, dans ces paradoxes entre l’abandon du Christ et sa victoire émerge la théologie luthérienne de la croix. (…)
De l’interprétation christologique des Psaumes, l’exégète ne cesse de demander ce que cela signifie pour l’existence chrétienne.
Ainsi la crucifixion et la résurrection du Christ préfigurent la vie chrétienne. Prêcher le Christ crucifié, c’est prêcher que nos péchés doivent être crucifiés. (…)
Luther réussit, semble-t-il, à dépasser une théologie et une spiritualité basé sur l’imitation du Christ au sens moral. La foi en Jésus Christ et la communion existentielle qu’elle implique sont en effet un fruit de la Parole (2).
Lienhard note plus loin que le Commentaire sur les Psaumes accorde peu de place aux sacrements et à la vie monacale.
En lisant les commentaires bibliques écrits dans ses premières années de professorat, on constate que Luther, s’il ne conteste pas encore la succession apostolique et le rôle de la papauté, envisage l’Eglise avant tout comme « corps de Christ » et comme « peuple des fidèles » plutôt que comme institution juridique et hiérarchique.
Et s’il critique l’Eglise, ce n’est pas tant à cause de la décadence du clergé, mais en raison de la fausse sécurité que produisent ses rites formalistes, et de la négligence dans la prédication de la Parole de Dieu :
Quels crimes, quels scandales, (…) du clergé ! … De grands scandales je le confesse ; il faut les dénoncer, il faut y porter remède ! (…) Les vices dont vous parlez sont visibles de chacun ; ils émeuvent donc les esprits… Hélas ! Il y a une peste incomparablement plus malfaisante et plus cruelle : le silence organisé sur la Parole de vérité et son adultération. Ce mal qui n’est pas grossièrement matériel, lui, on ne l’aperçoit même pas ; on ne s’en émeut point ; on n’en sent point l’effroi (3).
Il dira aussi : « J’ai été mordant pour mes adversaires ; non à cause de leurs mauvaises mœurs, mais à cause de leurs pernicieux enseignements. » Il importe de le souligner car les manuels scolaires et les dictionnaires prétendent trop souvent que la cause de la « révolte » de Luther fut la décadence de l’Eglise et les abus du Clergé – des faits que bien d’autres (Erasme en particulier) fustigeaient depuis longtemps avec autant sinon plus de virulence que lui.
Que le concile de Trente les ait en partie corrigés n’a pas pour autant rendu la Réforme protestante sans objet. (4)
Résumant l’avis du père Congar, le Professeur Stauffer écrit : (Congar) « a soin de ne pas oublier les causes les plus profondes du grand mouvement de rénovation qui a bouleversé le XVI ème siècle. Il voit bien que ce ne sont pas les abus d’ordre moral ou disciplianire, mais les déficiences de la théologie qui ont amené l’intervention réformatrice ». (5)
De 1515 à 1516, Luther donne un cours capital sur l’épître aux Romains. Or il est frappant que dans le commentaire des chapitres 12 à 15, dans lesquels l’apôtre traite de la pratique chrétienne et exhorte ses lecteurs, l’auteur n’en profite guère pour stigmatiser la conduite du clergé, qu’il aurait été pourtant aisé de comparer aux exigences de l’éthique paulinienne.
Il n’avait pas encore conscience de s’engager dans un conflit irrémédiable avec la doctrine et la pratique de son Eglise. Luther est encore loin de s’imaginer comme l’un des fondateurs du protestantisme !
C’est dans la période 1512-1516, durant laquelle il professe à Wittenberg comme docteur en théologie, que la lumière se fait dans l’esprit et dans le cœur du moine Martin Luther.
Loin d’être un enseignement purement académique, sa recherche du sens authentique du texte biblique implique tout son être – et le conduit à la libération de ses angoisses. Il découvre l’immensité de l’amour de Dieu dans les Psaumes, et surtout perce enfin le mystère d’une expression paulinienne qui jusqu’alors l’avait troublé : la justice de Dieu.
Il comprend que cette justice n’est pas l’instance juridique qui prononce un verdict de condamnation sur les coupables (au nombre desquels il se compte), mais le don que Dieu accorde à celui qui croit : la justice de Dieu déclare juste celui qui, ayant perdu toute illusion quant à sa capacité de parvenir à satisfaire l’exigence divine, reçoit par la foi la justice que Jésus Christ a lui-même accomplie pour la lui offrir.
A lire le Commentaire de l’Epître aux Romains (6), on peut dire qu’au moment où il professe ce cours, Luther a vraiment intégré la vérité évangélique du salut par la seule grâce en Jésus Christ qui donne la liberté et l’assurance de la paix avec Dieu (7).
Dans ce Commentaire, Luther explique cette vérité de la manière suivante :
La justice, la véracité de Dieu, etc…, se manifestent de 3 façons :
Premièrement quant Il punit et condamne les injustes… car alors Il se montre juste… et sa justice apparaît manifestement dans le châtiment infligé à notre injustice.
Mais ce n’est pas une preuve très convaincante de Sa Sainteté, car nous voyons souvent un injuste punir l’injustice.
Ensuite, d’une façon relative (par comparaison) : Le contraste est plus frappant quant les contraires sont juxtaposés que quand nous les voyons séparément. Ainsi, la justice de Dieu paraît d’autant plus éclatante que notre injustice est plus repoussante. Mais l’apôtre ne songe pas, dans ce passage [il s’agit de nouveau de Romain 1.17] à cette justice.
Et enfin, d’une façon « effective », c'est-à-dire quand, ne pouvant devenir justes par nous-mêmes, nous demandons à Dieu de nous rendre justes, lui confessant que nous ne sommes pas à même de triompher du péché, et qu’Il nous rend vainqueurs quand nous croyons à Sa Parole.
Jacques Blandenier
Cité par Henri Strohl, Luther, sa vie et sa pensée, Strasbourg, Oberlin, 1953, Page 69.
Marc Lienhard, Martin Luther, un temps, une vie, un message, Paris/Genève Centurion 1983
Cité par Albert Greiner, Luther, Strasbourg, Oberlin, 1992, p.43
Bien au contraire : ce concile (dès 1545) fut considéré par le protestantisme comme le concile de la contre-réforme, car il jetait l’anathème sur les points de doctrine les plus centraux pour le luthéranisme.
Richard Stauffer, Le catholicisme à la découverte de Luther, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966, p.96, à propos de l’ouvrage déjà mentionné du père Congar, Chrétiens désunis, p.20-22
Le Professeur J. De Senarclens écrit : « Je ne pense pas qu’un connaisseur de Paul puisse nier que l’épître aux Romains de Luther soit un des témoignages les plus frappants, peut être le plus impressionnant, rendu à l’Evangile à cette époque. En tout cas un témoignage infiniment meilleur que celui de Gabriel Biel, de la Sorbonne ou de l’Université de Louvain ». (de la vraie Eglise selon Jean Calvin, Genève, Labor & Fides, 1964, p.38). Chose curieuse, Calvin, affirmant avoir hésité à écrire un commentaire sur les Romains en raison des excellents ouvrages déjà publiés sur cette épître, cite ceux de Mélanchthon, Bullinger et Bucer, mais pas celui de Luther !
Près de 2 siècles plus tard à Londres, en tendant dans une réunion morave la lecture de la préface de Luther au Commentaire de l’Epître aux Romains, John Wesley a vécu l’expérience spirituelle fondatrice qui en fit l’un des plus grands revivalistes de l’histoire de l’Eglise, transformant complètement le ministère de ce pasteur anglican alors âgé de 35 ans.