LA PECCADILLE D'ADAM
Par Adolphe Monod,
(Troisième Partie)
Les Vertus du légalisme et de la suffisance
« O Dieu ! je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, ravisseurs, injustes, adultères, ni même cet homme ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » (Luc XVIII, 11, 12.)
Un petit péché, c'est une contradiction dans les termes ; c'est comme si l'on parlait d'une énormité légère ou d'un attentat insignifiant
Aussi est-il écrit : « Le salaire du péché, c'est la « mort (Rom 6/22) ; »
Il n'est pas dit, le salaire d'un certain nombre de péchés, mais le salaire du péché n'y en eût-il qu'un seul d'accompli.
Il n'est pas dit non plus, le salaire de tel ou de tel péché, mais le salaire du péché, fût-il de ceux que vous jugez les moins graves.
Le péché est péché, cela suffit.
Comme il ne faut à un homme qui traverse un torrent sur un pont étroit qu'un faux pas, qu'un petit faux pas, pour tomber et périr, il ne faut aussi pour perdre une âme, pour ruiner un monde, qu'un péché, qu'un petit péché ; il ne faut que manger d'un fruit défendu, que prononcer une parole coupable, que nourrir une pensée criminelle, que faire une de ces choses que vous avez faites tous les jours de votre vie.
Car, n'essayez pas de vous tranquilliser en séparant votre condition de celle d'Adam, cela pourrait vous réussir devant votre conscience égarée, mais non pas devant Dieu.
L'épître aux Romains, dans laquelle nous lisons ces paroles que nous venons de rappeler :
« Le salaire du péché, c'est la mort, » n'a pas été écrite pour Adam, mais pour nous.
Ne dites pas que vous n'avez pas péché, comme Adam, contre une loi expresse du Seigneur.
Cela n'est pas vrai.
Quelle loi plus expresse voulez-vous que celle-ci ?
« Parlez en vérité à votre « prochain ? » et vous avez menti.
Ou celle-ci : ne médisez point les uns des autres ? Et vous avez médit.
Ou celle-ci : Soyez doux ? Et vous êtes mis en colère.
Ou celle-ci « honore ton père et ta mère » ?
Et vous avez manqué à vos parents et combien d'autres commandements exprès n'avez-vous pas transgressés ?
Ne dites pas non plus que vous ne vous êtes pas trouvé dans la condition où était Adam lors de son épreuve, n'ayant jamais été sans péché.
Cela est vrai.
Mais n'avez-vous jamais fait une chose que vous saviez être mauvaise, et que vous auriez pu ne pas faire ?
Eh bien, quand vous avez fait cela, vous avez fait ce qu'a fait Adam, et vous ne sauriez vous plaindre de voir votre conduite assimilée à la sienne.
Ne dites pas enfin que le péché a tant d'empire sur vous que vous n'y pouvez résister.
Eh quoi ! C'est là ce qui vous rassure ?
C'est bien plutôt ce qui doit vous faire trembler ; ou bien vous n'auriez qu'à vous engager plus avant dans l'iniquité pour devenir plus excusable encore, et si vous pouviez atteindre à la corruption absolue du démon, vous seriez exempt de tout châtiment !
Non, ne dites rien pour atténuer votre culpabilité ou pour dissimuler votre péril ; mais mesurez-vous à la mesure dont Dieu s'est servi avec Adam, et voyez-vous tel que vous êtes.
Que si le seul péché d'Adam a été jugé digne d'un châtiment si épouvantable, apprenez de là, honnêtes gens du monde, ce que pèse devant le même Dieu la masse de ces péchés que vous appelez petits et qui remplissent votre vie.
Prenez un, un seul, un mensonge, par exemple, et l'envisagez en face.
Tirez en des conséquences pareilles à celles que vous venez de voir résulter du péché d'Adam, et faites cette réflexion :
Si j'eusse été dans Éden à la place du sein, j'aurais fait autant de mal qu'en a fait le premier homme.
Puis, prenez tous les petits péchés que vous commettez dans une journée, et calculez si vous le pouvez, tout ce qu'ils renferment de criminel aux yeux de Dieu et tout ce qu'ils méritent de châtiment.
Puis enfin, rassemblez tous les petits péchés de votre vie entière sans parler des grands, pour en faire l'objet d'un calcul semblable... ou plutôt, laissez là tous ces calculs, qui ne vous donnent qu'une mesure d'homme pour des jugements de Dieu.
Rapportez-vous en à Dieu lui-même, écoutez le témoin fidèle et véritable.
Mettez dans vos coeurs ces paroles : il y aura tribulation et angoisse pour toute âme d'homme qui fait le mal, (Rom 2/9) les yeux de Dieu sont trop purs pour « voir le mal ; l'âme qui pèche mourra » ; notre Dieu « est un feu consumant (Hébr. 12/29) ; » et tant d'autres semblables.
Voyez enfin vos péchés comme les voit celui qui doit vous juger.
Alors, au lieu de penser dorénavant qu'ils ne soient pas de nature à l'offenser et à troubler votre paix, vous les trouvez au contraire si graves, si nombreux, si accablants, que vous succomberez sous votre fardeau, et que la seule question qui vous restera sera de savoir s'il y a bien quelque salut possible pour un pécheur aussi criminel que vous l'êtes !
Vous venez d'apprendre à contempler vos péchés sous un nouveau jour.
Mais, quoi qu'il en soit, vous pensez avoir aussi quelques vertus : Qu'en ferons-nous ?
Si Dieu est juste pour punir les premiers, le sera-t-il moins pour récompenser les secondes ?
Après tout, un bon fils, un bon mari, un bon père de famille, un homme probe, moral, bienfaisant, soit réputé devant Dieu dépourvu de tout bien et digne seulement de condamnation, cela vous paraît inadmissible, cela blesse votre raison et votre conscience elle-même.
Mais n'y aurait-il pas ici une seconde illusion ?
Les vertus qui vous flattent sont-elles aussi réelles aux yeux de Dieu qu'aux vôtres ?
Nous disons, aux yeux de Dieu : car nous n'avons garde de contester la valeur, l'utilité, la beauté de la vertu humaine, même séparée de la foi, pour l'ordre de la vie présente ; mais nous l'envisageons ici dans la lumière de Dieu, et comme moyen de justification devant lui.
Commençons par poser un principe que personne de vous ne contestera, et qui, une fois reconnu, nous permettra de résoudre cette question ?
Comme nous avons résolu la première, par des faits : toute vertu qui s'allie avec l'habitude du crime ou du vice est fausse et n'a que des apparences trompeuses.
Expliquons-nous par un exemple.
Un homme est cité comme un modèle de respect et de tendresse pour sa mère.
Si je viens à découvrir que cet homme vit dans la pratique du vol et qu'il subvient aux besoins de sa mère avec le fruit de sa criminelle industrie, je conclus de là que sa piété filiale n'est pure ni même réelle, et qu'elle ne mérite pas le nom de vertu au jugement de celui qui connaît toutes choses.
Pourquoi ?
Parce que, selon cette parole de l'Écriture que nous avons déjà citée, « Dieu regarde au coeur, » et qu'il n'y a pour lui de vertu véritable que celle qui procède d'un coeur attaché au bien.
Telle n'est pas la piété filiale de ce voleur ; car s'il prenait soin de sa mère par amour du bien, le même amour du bien l'empêcherait également de dérober.
La tendresse qu'il lui porte n'est donc qu'une tendresse de tempérament et d'instinct, qui n'a rien de vertueux pour « le Dieu qui sonde les coeurs et reins ».
Mais une fois que vous admettez qu'une vertu alliée à l'habitude du crime ou du vice n'a que des apparences trompeuses, il faut convenir que les vertus de l'honnête homme selon le monde ne doivent pas le rassurer, parce qu'il n'en est aucune qu'on ne voie associée quelquefois avec les plus mauvaises convoitises.
Sans chercher trop curieusement dans votre propre vie si les vertus que vous vous attribuez ne s'y trouveraient pas réunies à des pratiques immorales ; sans parler du ces fameux scélérats qui ont poussé fort loin certaines vertus sociales ou domestiques, ni de ces esclaves des passions charnelles qui sont capables de généreux sacrifices, bornons-nous à un exemple tiré de la mieux avérée de toutes les histoires, celle de la Bible.
Que diriez-vous si je vous faisais voir que des hommes qui se sont livrés pendant une longue suite d'années à l'injustice et à l'oppression la plus odieuse qui fut jamais, et qui ont fini par commettre le plus grand de tous les crimes, ont possédé plusieurs des vertus dont vous vous vantez et par lesquelles vous pensez vous justifier devant Dieu ?
La terre vit-elle jamais un forfait plus noir que le crucifiement du Seigneur ?
À le considérer comme un supplice atroce infligé à un innocent, c'est une injustice horrible.
À le considérer comme un supplice atroce infligé au premier bienfaiteur de l'humanité, c'est une ingratitude révoltante.
À le considérer comme un supplice atroce infligé au plus grand prophète du Seigneur, c'est une impiété détestable.
Mais de quel nom l'appeler, quand on le considère comme un supplice atroce infligé au Fils de Dieu, descendu du ciel en terre pour sauver l'homme perdu ?
Et qui sont les auteurs de ce forfait ? Je ne dis pas les exécuteurs, ce sont les Romains ; mais les véritables auteurs, les instigateurs du crime, qui sont-ils ? Ce sont les sacrificateurs, les scribes et surtout les pharisiens.
C'est eux qui s'opposèrent dès le commencement à Jésus, parce qu'il blessait leur orgueil, démasquait leur hypocrisie et ruinait leur crédit ; c'est eux qui lui présentèrent à plusieurs reprises des questions captieuses, « pour le surprendre en paroles et pour avoir de quoi l'accuser » ;
C'est eux qui plus d'une fois envoyèrent des messagers pour se saisir de lui et le traduire devant le Sanhédrin ; c'est eux qui, exaspérés par le miracle qu'il venait d'accomplir sur Lazare, délibérèrent de ne plus laisser faire cet homme, et depuis ce jour-là se consultèrent ensemble pour le faire mourir.
C'est eux qui achetèrent sa tête pour trente pièces d'argent ;
C'est eux qui le firent arrêter en Gethsémané, et traîner de Caïphe à Pilate, de Pilate à Hérode, et encore d'Hérode à Pilate.
C'est eux qui excitèrent la multitude à crier : Crucifie ! Crucifie et qui effrayèrent Pilate en le menaçant de l'accuser devant César, s'il ne leur livrait celui qu'on appelait le « roi des Juifs ; »
C'est eux encore qui l'insultèrent jusque dans son agonie en disant : « Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver « Lui-même ! Qu'il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui ».
Eh bien, ces meurtriers de Jésus-Christ, en partie de nombreux pharisiens, c'étaient peut-être en général d'honnêtes gens selon le monde.
Il ne faut pas se figurer en effet que les pharisiens dans l’ensemble fussent tous des barbares, des libertins, des spoliateurs, des impies.
Il pouvait y en avoir de ce caractère ; mais ce n'est pas l'idée que la Seconde Partie Biblique nous donne de la totalité.
Tels qu'il nous les fait connaître, beaucoup d'entre eux passeraient dans le monde pour d'honnêtes gens, si ce n'est pour des hommes vertueux.
Il est vrai que nos saints livres nous montrent en même temps de mauvaises convoitises, des vices régnant chez eux ; mais tel est dans tous les temps la contradiction de l'honnête homme du monde avec lui-même.
La réputation de haute sainteté que certains pharisiens avaient usurpée auprès du peuple, et qui faisait dire au Seigneur : « Vous vous justifiez vous-mêmes devant les hommes (Luc 16/15), » serait bien difficile à expliquer s'ils n'eussent possédé quelques vertus humaines, et surtout de celles qui sont les plus utiles à la société.
Ils tenaient à la religion ; et en opposition aux saducéens, qui étaient les matérialistes de l'époque, ils faisaient hautement profession de croire à l'immortalité de l'âme et à la résurrection.
Leur zèle pour l'accomplissement des devoirs extérieurs du culte avait passé en proverbe, et le Seigneur rend témoignage à l'exactitude avec laquelle ils payaient les dîmes, tout en leur reprochant de négliger les préceptes plus spirituels et plus importants de la loi. (Math 23/27)
Leurs vertus se mêlent à leurs vices mêmes, et paraissent jusque dans le temps qu'ils persécutaient le Seigneur et se préparaient à le crucifier.
Cet argent qu'ils ont donné à Judas pour prix de sa trahison, et que Judas jette dans le temple, qu'en font-ils ?
Ils répugnent à le mettre dans le trésor, parce que c'est « le prix du sang ».
Quelle délicatesse !
Et puis ils l'emploient à « acheter le champ d'un potier pour « sépulture des étrangers : »
Quelle charité !
L’Apôtre Paul, qui avait appartenu aux pharisiens jusqu'à sa conversion, s'exprime partout sur le caractère moral en termes qui confirment le jugement que nous venons d'en porter.
En se défendant contre ses accusateurs, il s'honore d'avoir « vécu pharisien, selon la tradition la plus exacte du Judaïsme » et il veut que sa nation et ses adversaires eux-mêmes trouvent dans ce fait une garantie de « la vie » irréprochable qu'il a menée dès sa jeunesse.
Enfin, et surtout, la parabole d'où notre texte est tiré, et dans laquelle le Seigneur a voulu nous mettre devant les yeux un pharisien qui fut comme le type d’une partie d’un certain pharisaïsme, nous représente un homme qui, tout éloigné qu'il est d'être justifié devant Dieu, n'en n'a pas moins de grandes vertus devant le monde et devant sa propre conscience.
Jugez-en par sa prière ; car outre que rien ne donne à entendre que sa conduite extérieure ne soit pas telle qu'il la dépeint, il prononce cette prière « à l'écart et en lui-même, » et l'on n'a pas intérêt à mentir dans une prière particulière.
« Il n'est pas comme le reste des hommes » : il a donc les dehors d'une vertu singulière.
« Il n'est pas ravisseur « ni injuste : » c'est donc un homme probe dans les affaires.
« Il n'est point adultère » : ses moeurs sont donc pures.
Mais il y a plus : « Il jeûne deux fois la semaine » : voilà les habitudes de la dévotion portées jusqu'aux privations et aux pénitences.
« Il donne la « dîme de tout ce qu'il possède » : voilà de grands sacrifiées qui supposent une bienfaisance et une piété rares ; y en a-t-il beaucoup d'entre vous qui réservent aux pauvres ou aux oeuvres religieuses un dixième de leur revenu ?
Enfin il reconnaît dans ses vertus un don de Dieu, car il lui en rend grâces : Je te rends grâces « de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. »
Qui ne verrait là un homme estimable, vertueux, religieux, selon le monde ?
Ce n'est pourtant, je le répète, qu'un pharisien, qu'un type de pharisaïsme.
Mais si l'honnête homme n'a point de vertus qu'il ne partage avec le pharisien, comment ces vertus pourraient-elles le rassurer contre le jugement de Dieu ?
Avec toutes ces vertus, vous pouvez donc porter un coeur rempli des sentiments qui déplaisent le plus au Seigneur.
Avec toutes ces vertus, vous pouvez être au fond un ennemi de Dieu, de la vérité et des gens de bien.
Avec toutes ces vertus, vous auriez pu, si vous aviez été contemporain de Jésus-Christ, être trouvé, non parmi ses disciples, mais parmi ses meurtriers.
Cette pensée vous révolte, et vous croyez que j'exagère ; mais prenez garde, on se connaît si mal soi-même !
Le coeur irrégénéré renferme des germes secrets dont il est bien loin de prévoir les développements futurs.