Au temps où les condamnés aux travaux forcés étaient détenus dans les ports de Brest, de Rochefort et de Toulon, un homme avait obtenu la permission de visiter régulièrement l'un de ces bagnes.
Tous les jours, à la même heure, les forçats le voyaient arriver invariablement.
Été comme hiver, quelque temps qu'il fît, le visiteur ne manquait jamais. Il était devenu l'une des figures habituelles de ce lieu étrange, quoiqu'il y eût une grande différence entre lui et les hôtes forcés qui l'habitaient.
Bien que ses vêtements n'indiquassent pas un homme d'une position supérieure, son visage et ses manières le montraient suffisamment.
Il avait la plus grande distinction unie à la plus grande bienveillance, et, en causant familièrement avec les plus dépravés, il ne se départissait jamais d'un ton grave et doux à la fois qui leur inspirait toujours le respect.
Qui était cet homme ? Nul ne le savait.
Que venait-il faire ? Tous les jours il se présentait les mains pleines.
À l'un il donnait un livre, à l'autre quelque argent, à celui-ci un remède, à celui-là une parole d'espérance et de sympathie.
Il n'oubliait personne ; ceux qui avaient insolemment refusé ses dons la veille n'étaient point négligés le lendemain.
Il semblait que ce fût à lui que ces malheureux rendissent service. Il était si triste quand on refusait ses dons, et si joyeux quand on les acceptait !
Ceux qui sont mauvais ne peuvent croire au bien désintéressé ; aussi, dans le bagne, était-on fort divisé au sujet de ce visiteur.
Il semble qu'il n'y aurait dû avoir qu'une opinion — c'est un brave homme ! et qu'un sentiment : la reconnaissance.
Mais les uns — c'étaient les loustics, les anciens, les esprits forts de la troupe, disaient :
— Un brave homme ? Allons donc ! Il n'y en a pas. C'est un mouchard qui fait semblant de pleurer pour nous tirer les vers du nez. Il espère gagner notre confiance, nous faire raconter notre histoire, et en informer la police. Plus souvent ! ... À malin, malin et demi.
Cette opinion semblait prévaloir, car ceux de qui elle venait faisaient autorité.
D'autres disaient :
— Bah ! C'est un maniaque, un fou. C'est par toquade qu'il s'est pris d'une si belle affection pour nous. Profitons de sa folie, mais tenons-nous tout de même sur nos gardes.
Et c'est à peine si, dans le nombre, il s'en trouvait quelques-uns pour dire timidement :
— Non, malgré tout ce que vous dites, c'est un brave homme. Il a pleuré de vraies larmes quand il m'a vu entrer ici. Il parle trop bien pour être un fourbe ou un fou. Il nous aime.
Mais les autres reprenaient tous ensemble
— Il nous aime, dites-vous ? Est-ce que c'est possible ? A-t-on jamais vu des honnêtes gens courir après des forçats ? Nous sommes vraiment bien aimables ! Non, non, il ne peut y avoir là que de la fausseté ou de la folie.
Ce qui ne les empêchait pas de recevoir ses dons quand il revenait le lendemain. Ainsi tous étaient divisés à son sujet.
Un jour, ce fut bien autre chose.
Le visiteur était venu comme d'habitude ; mais, au lieu de s'en aller une fois sa tournée finie, il rassembla, avec la permission du gouverneur, les condamnés dans une salle et leur dit :
— Mes amis, je suis touché de votre malheur et je veux y mettre un terme. Les dons que je vous ai faits jusqu'à présent ne sont rien ; c'est la liberté que je veux vous donner cette fois. Y en a-t-il parmi vous qui se repentent de leurs fautes, qui feraient tout au monde pour les effacer, qui voudraient pouvoir recommencer la vie ? Eh bien, c'est à ceux-là que j'apporte le moyen de sortir d'ici.
Au mot. de liberté, bien des visages s'étaient éclaircis.
Au mot de repentance, quelques yeux s'étaient remplis de larmes.
Mais les « malins » se mirent à rire et à murmurer entre eux :
— Hein, qu'avions-nous dit ? Vous voyez bien que c'est un mouchard. Il va nous proposer une évasion, pour nous faire pincer ensuite.
Mais le bienfaisant étranger poursuivit :
— J'ai obtenu du prince qui nous gouverne une faveur bien plus grande que celle qu'il m'a accordée en me permettant de venir vous voir. Il m'a autorisé à prendre ici la place de tous ceux d'entre vous, si nombreux soient-ils, qui voudront en changer avec moi. Je serai leur remplaçant au bagne, et eux posséderont en liberté ma maison et ma fortune.
Pour le coup, le plus grand nombre éclata de rire ; et quelques-uns de s'écrier :
— Vous le voyez bien, c'est un fou !
Mais lui, sans se troubler :
— Je comprends que mes paroles ne vous paraissent pas croyables. Je sais que jamais personne ne vous a fait une semblable proposition et que, moi parti, jamais personne ne vous la fera plus. Vous me demanderez quel intérêt me pousse à me substituer à vous.
Vous croyez que j'ai perdu la raison, que je me flatte d'une chose que je ne puis faire, ou que je veux vous entraîner à une révolte sans issue. Je vous assure que ce n'est pas vrai. Le seul motif que je puisse vous donner, c'est que je vous aime ; je vous aime parce que vous êtes malheureux, je vous aime quoique vous soyez coupables.
Acceptez mon offre et vous verrez que je ne vous trompe pas.
Mais ce fut en vain que le bienfaiteur les pressa ce jour-là.
Il ne se lassa point ; il revint le lendemain, il fut plus pressant encore sans aucun résultat.
Jour après jour, semaine après semaine, tout en leur distribuant ses aumônes habituelles, il leur répétait, sans se rebuter :
« Ah ! si vous vouliez ! ... Vous seriez libres, vous seriez riches, vous seriez heureux ! »
Enfin, ses supplications aboutirent à troubler quelques-uns des condamnés.
Cinq ou six de ceux qui, tout en étant de grands criminels, avaient encore en eux de bons désirs et quelque foi dans la vertu, et aussi quelques-uns de ceux qui, étant condamnés à perpétuité, n'avaient rien à craindre des tentatives les plus désespérées, se dirent les uns aux autres :
— Après tout, s'il disait vrai ? S'il a vraiment le droit de nous absoudre en prenant notre place ? Que risquons-nous à essayer ? Quelques quolibets valent bien qu'on les affronte, lorsqu'il s'agit de gagner la liberté et la richesse !
Ils allèrent donc à lui et lui dirent :
— Nous croyons ce que vous avez promis, nous sommes décidés à accepter votre offre.
Le visage du visiteur s'éclaircit à ces paroles.
— Ah ! quelle joie ! s'écria-t-il. Je ne serai donc pas venu pour rien dans ce lieu de misère !
Et il les fit entrer dans une salle à part, où il leur parla ainsi :
— Je suis disposé à tenir ma promesse, non pas demain, mais aujourd'hui, à l'instant même. Nous allons changer de place ; vous me donnerez vos fers, votre bonnet jaune, votre casaque de forçat. Vous prendrez les clés de ma maison, de mon trésor et de mes titres. Je ne vous impose qu'une seule condition.
— Laquelle ? s'écrièrent-ils tous à la fois.
— La voici : Il faut que vous me promettiez de me représenter aussi fidèlement dans le monde que moi je vous représenterai ici. Je suis un honnête homme, il faut que vous me promettiez de l'être. Je suis bienfaisant, vous devez l'être aussi. Mon langage, ma manière d'agir, tout ce que j'ai en un mot, il faut que vous l'ayez vous-même. Enfin, vous allez vivre ensemble, puisque je n'ai qu'une maison pour vous tous. Il faudra que vous vous aimiez comme des frères, chacun de vous portant le même nom, qui sera le mien : un nom que j'ai reçu pur et sans tache de mes ancêtres et que je ne saurais voir traîné dans la boue. Ici vous vous détestez, vous vous querellez ; mais il faut me promettre, une fois en liberté, de vous chérir et de vous prêter mutuellement assistance comme si vous étiez les membres du même corps, et vous l'êtes en effet, puisque, entre vous tous, vous ne représentez que moi dans le monde.
À ces mots presque tous ses auditeurs s'écrièrent :
— N'est-ce que cela ? Ce sera bien facile !
— Pour moi, ajouta le plus âgé, il y a trop longtemps que je suis ici pour ne pas savoir que le crime coûte cher, et que ce qu'il y a de meilleur, c'est la vertu. Soyez sans crainte : votre honneur sera sauf entre mes mains. Je ne dis pas que je serai tout à fait comme vous dès le début, mais, avec le temps et des efforts, j'y arriverai. Je serai bientôt aussi vertueux, aussi bienfaisant, aussi bien élevé que vous.
— Quant à moi, dit un autre, cela me sera bien facile, car je n'ai jamais cessé d'être honnête. C'est par une injustice que je suis ici ; je n'ai pas mérité ma condamnation. Rien ne me sera donc plus naturel que de faire le bien, une fois rentré dans le monde.
— Je ne dirai pas, ajouta un troisième, que je n'aie commis quelques peccadilles. Mais c'est par entraînement, car j'ai été bien élevé et je suis d'une bonne famille. Je puis donc sans crainte revenir dans la société : J'y ferai aussi bonne figure que vous. Dans deux heures, si je sors d'ici, l'on ne me reconnaîtra plus.
Ainsi tous ces malheureux, sous leurs casaques infâmes, se donnaient déjà toutes les vertus et commençaient à trouver très simple que les richesses et les honneurs leur fussent offerts.
Cependant leur bienfaiteur paraissait plus attristé que réjoui par ces protestations.
Évidemment, il n'y avait pas confiance.
Tandis que tous les forçats, à l'envi, promettaient si légèrement des choses si grandes, un seul d'entre eux avait timidement gagné la porte et s'apprêtait à sortir de la salle.
Le visiteur le vit et l'appela :
— Pourquoi t'en aller ? lui demanda-t-il. Mon offre ne t'agrée-t-elle déjà plus ?
Alors le criminel s'approcha de quelques pas et, courbant la tête, lui dit d'une voix pleine de larmes :
— Homme juste et bon, votre offre m'attire, mais je n'en suis pas digne. Ce que vous me demandez, je ne saurais le promettre. J'ai été coupable, je porte la peine de mon crime ; mais, bien que souffrant ici ce que j'ai mérité, je sens que mon coeur est encore plein de mauvais désirs ; que serait-ce si j'étais livré à moi-même ? Je n'ose penser à ce que je pourrais être tenté de faire encore. Et que me demandez-vous ? De vous ressembler, d'être aussi juste, aussi bon que vous ? Ah ! Jamais je ne le pourrai. Or, si je suis un criminel, je ne veux pas être un traître. C'est assez d'avoir souillé mon nom, je ne veux pas souiller le vôtre. Je suis dégradé par ma faute, je ne veux pas que vous le soyez par la mienne. Je ne me sens pas la force de vous représenter dignement ; laissez-moi donc vivre et mourir ici.
En entendant ces paroles, le visage du bienfaiteur devint rayonnant :
— C'est toi, c'est toi, mon frère, s'écria-t-il, qui sortiras d'ici à l'instant même ! C'est toi qui as le vrai repentir, puisque tu as la vraie humilité. Ne crains point, car je serai avec toi, bien qu'absent ; ma pensée t'enveloppera comme une protection, et, quand tu douteras de toi-même, tu reviendras ici me demander conseil. Pars, laisse tes fers, prends mon vêtement et la clé de ma maison.
Et l'échange se fit aux yeux des forçats étonnés. Beaucoup eussent voulu se décider alors, mais l'heure était passée.
Et le libéré sortit, joyeux et triste à la fois — joyeux de son salut, triste à cause des douleurs que son ami allait subir à sa place ; et celui-ci le suivit d'un long regard et d'une bénédiction.
Le forçat libéré entra donc en possession de cette nouvelle vie.
Il ne pouvait d'abord croire à son bonheur. Oh ! La volupté d'être libre, de respirer un air pur à pleins poumons, d'aller devant soi, à l'aventure, sans sentir des fers à ses pieds et le fouet du garde-chiourme sur sa tête !
Libre, et à quel prix !... Cette pensée remplissait toujours ses yeux de larmes.
En présence de la nature ravissante, devant un beau coucher de soleil, il se disait tout à coup :
Un autre est au bagne à ma place ! C'est à lui que je dois tout ceci ! Et ces grandes choses se revêtaient pour lui d'un charme plus touchant, et son coeur s'emplissait d'une ineffable mélancolie.
Bientôt il comprit qu'il avait été libéré pour autre chose que pour jouir de la vie ; qu'il lui fallait agir comme son sauveur l'avait fait.
Il se mit donc à visiter les pauvres, les malheureux, répandant partout des aumônes et, quand on le remerciait, disant :
« Ce n'est pas moi, c'est de la part d'un autre. »
Quand la tentation d'employer son temps à quelque frivolité ou son argent à quelque folie le saisissait, il s'arrêtait bientôt :
« Mon temps, mon argent, je n'en ai point ; ils sont à mon bienfaiteur. C'est lui qui doit vivre en moi. Comment ferait-il en cette occasion ? »
Si la difficulté était trop grande, il reprenait le chemin du lieu de souffrance où il avait laissé son remplaçant.
Et là, dans le secret d'une conversation intime, il lui exposait le cas, lui demandait des conseils qui devenaient des ordres.
Il sortait toujours de ces entrevues plus fort, plus vertueux et plus reconnaissant que jamais.
Puis le temps vint — la peine étant expirée où le forçat volontaire vint rejoindre le forçat libéré. Alors, pour ce dernier, ce fut le bonheur parfait.
Ils étaient deux, mais ne faisaient qu'un, assis à la même table, dans la même maison ; puisant à la même bourse, portant le même nom ....
À force de vivre ensemble, ils finirent par se ressembler, et les serviteurs eux-mêmes ne faisaient plus de différence entre leur maître et son frère d'adoption.
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Faut-il une explication à l'apologue ci-dessus ?
Personne n'aura pu croire qu'une pareille aventure soit jamais arrivée parmi les hommes.
Des dévouements semblables ne se rencontrent pas.
Mais ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu.
Or, Dieu a tellement aimé le monde, — c'est-à-dire cette immense foule de forçats et de criminels, de souffrants et de mourants dont se compose l'humanité, — qu'il est venu sur la terre, dans notre bagne, dans notre infamie, pour nous offrir un échange.
Le Fils de Dieu s'est fait le fils de l'homme ; Les fils des hommes peuvent devenir fils de Dieu.
Il a pris nos douleurs, notre mort, il a expié nos crimes.Il nous offre sa gloire, sa sainteté, sa vie éternelle.
Après nous avoir comblés de dons temporels, — la liberté sociale, la lumière, le progrès, l'amélioration des moeurs, — Jésus-Christ vient nous dire :
« Tout cela, ce n'est rien. Voulez-vous avoir LA VIE ÉTERNELLE ? »
On l'a traité de fourbe et d'insensé. Il ne s'est pas rebuté ; à chaque génération d'hommes, il répète :
« Voulez-vous avoir LA VIE ÉTERNELLE ? Être affranchis du mal et de la condamnation ? Laissez-Moi prendre votre place et prenez la Mienne. Croyez, croyez à Mon Amour ! »
Le monde, en majorité, rejette ce Libérateur.
Mais il se trouve, ici et là, quelques âmes, — lecteur, sommes nous du nombre ? — qui se repentent, qui se défient d'elles-mêmes, qui se sentent incapables de se sauver jamais par leurs propres forces. Ce sont celles-là qui croient en Jésus-Christ, quand Il se présente à elles.
Et, dès qu'elles ont cru en Lui, leur bonheur commence.
Oh ! quels horizons nouveaux, quelle ivresse de joie, quand on se dit : Je suis Fils, Fille de Dieu !
J'ai devant moi l'éternité bienheureuse ! Rien ni personne ne me menace plus !
A-t-on besoin de force pour ne pas retomber dans le mal ? Le Calvaire est toujours là ; par la prière, on peut s'en approcher, et le Christ Libérateur est aussi le Christ Sauveur.
En toutes circonstances, sa force s'accomplit en notre faiblesse, Il nous anime de son Esprit, et Il vit Lui-même en nous ....
Puis viendra la réunion glorieuse. Le Sauveur et les sauvés, la victime et ceux qu'elle a remplacés, se retrouveront dans la même demeure.
Vie sublime, vie éternelle ! L'espoir seul de te posséder illumine déjà la vie présente !
Rubben Saillens,